La Transparence des voiles

L’histoire d’une vierge qui rencontre son seigneur… C’est l’histoire d’une passion, de la naissance du corps, du féminin et de la chair.

La Transparence des voiles, roman, Nouvelles Editions Place, novembre 2018.

Extrait #1
Extrait #2

Extrait #1

Gloria Hasch fabriquait des poupées. Dans une maison verte confondue aux feuillages. À deux cents mètres au-dessus du niveau de la mer dans un creux de massifs montagneux. Impossible d’y accéder en voiture. Seulement par un chemin caillouteux, onduleux. D’un côté l’on accédait à la grand route en haut. De l’autre, on descendait direct à la mer. À quelques mètres de la maison, un petit rectangle d’eau bleu aussi profond que le noir d’encre de prunelles orientales, cerné de roches pourpres déchiquetées et de monts avec pins et oliviers. Le lac de l’Écureuil. De son balcon Gloria surplombait la mer. Le golfe entier s’ouvrait à ses pieds.

Ses poupées se montraient dans certains musées et dans les boutiques friandes d’objets mystérieux. Des photographies circulaient aussi de par le monde. Sa clientèle s’étendait si sûrement que malgré sa jeunesse on la comptait comme l’une des plus fameuses créatrices de poupées de ce genre particulier. Elle ne répondait jamais à l’abondant courrier d’admirateurs et d’admiratrices. Elle parcourait les messages d’un œil si rapide, distrait qu’il était à se demander si elle les lisait vraiment. En tout cas rarement jusqu’au bout tant leur banalité la barbait. En fait elle n’avait pas beaucoup de temps, Gloria. Qui en passait énormément à concevoir, réaliser les poupées. Destinées aux adultes d’avantage qu’aux enfants, il ne s’agissait pas pour autant de poupées à usage sexuel. Leur inventivité, fantaisie véhiculaient de vifs fantasmes, et certains des plus archaïques. Elles pouvaient servir toutes sortes de fonctions: tenir compagnie (bon nombre de collectionneurs les prenant à tort ou à raison pour des êtres vivants), porter à rêver, réfléchir, méditer… et cent autres choses dont Gloria n’avait pas à se préoccuper. Certaines personnes, filles surtout mais hommes mûrs ou garçons également, se plaisaient à les doter d’une garde-robes. Pour cela ils devaient s’adresser à d’autres fournisseurs. Gloria les créait une fois pour toutes. Tâchait ensuite de ne pas se préoccuper de leur destin.

Comme celles de Seymour O’Connor, Ohtake Kyou, Julien Martinez, Miho Satou, ce sont des poupées qui font frémir. Tellement nostalgiques. Nostalgiques parce que vivantes. Mais les poupées de Gloria Hasch ont quelque chose en plus que les autres. Ceci sera considéré en temps voulu.

Quoiqu’il en fût, et justement pour les produire efficaces, capables de remplir ce supplément spécifique, le maximum de temps libre était exigé, le temps dans tous les sens du terme maximal. Vide, hachuré par nul événement, nulle présence. Nulle humanité. Temps absolu… Et le silence. Elle s’en calfeutrait à pleine peau, s’immergeait en lui outrageusement. Silence épais et mordant tel un bain de glace.

Contrairement à ce que les autres s’imaginent — croyant que l’eau se trouve dans les fleuves et les mers — c’est l’eau au contraire qui forme les fleuves et les mers. L’eau leur donne naissance. Au départ l’eau va où il n’y a pas d’eau et sa venue, son accumulation créent ce qu’on appelle source, fleuve, mer. En toute logique l’eau se trouve précisément aux endroits où ne sont ni fleuve ni mer… Ce changement de perspective se charge d’importance. Modèle de pensée applicable à tout. La première poupée à avoir été créée aurait été une sorte de fétiche, attribut rituel destiné au culte de la première divinité. Phallique. Le dieu Phallus nous aurait donné la poupée. Si ce n’est pas la mer qui donne l’eau mais l’inverse, serait-ce la poupée qui donne la divinité? Dans ce cas, le sacré se met à exister là où n’est nulle transcendance. Ce qui est le comble! Mais comment en pourrait-il être autrement?

Hier soir avant de se coucher elle avait regardé un film où un homme très fin séduisant, type méditatif silencieux, arrosait chaque matin avec amour les plantes de son appartement. Le problème s’il fallait absolument en trouver un, c’est que ses plantes étaient artificielles. L’homme le savait et c’était précisément la raison pour laquelle il prenait soin de ne pas leur faire manquer d’eau. Gloria aimait cette idée. Qui depuis la veille s’était emparée d’elle pour l’obséder. Et maintenant, bien qu’entourée de nature, elle avait envie d’aller s’acheter quelques belles plantes artificielles.

Dingue, une telle envie.

Surtout si l’on sait que le personnage de ce film incarne la mort.

Il en a même fait son métier. Il vend des suicides aux jeunes gens qui ont envie de se tuer. Il est méticuleux à l’extrême, toujours souriant, diaboliquement efficace. Et il arrose ses plantes artificielles. Elles ne sont pas vivantes et il leur donne de l’eau. Vu le personnage, c’est normal. Il ne peut que mimer la vie… Puisqu’il est la mort. Mais l’artifice, est-ce forcément mort? Les plantes du vendeur de suicides ne sont pas mortes: elles ne sont pas vivantes. La fin du film: on voit une route qui défile devant soi et sa voixoffdit à chaque spectateur : “Un jour ou l’autre c’est fatal tu me rencontreras et je te dirai: tu veux te reposer?” de ce timbre doux, compatissant qu’il avait proposant cela à ses victimes, pardon, à ses clients… Quel joli film de montrer la mort par un versant unique, le suicide, traitant ainsi une partie pour le tout. Suicide narré d’une simplicité brutale. Une envie de se reposer tout à fait. Et l’idée terrifiante de la mort, le terrible même, en devient presque apprivoisé. Cela devait le reposer, lesuicide designer, de s’occuper enfin de choses sur lesquelles son action ne pourrait rien, les plantes en plastique ni mortes ni vivantes. Mais ce, à jamais. Il devait se croire gentil, inoffensif quelques minutes dans la journée.

L’on disait les poupées de Gloria Hasch d’une sophistication et d’une sauvagerie brutales. L’on pouvait trouver certaines d’entre elles même effrayantes. Mais toutes contenaient une terrible beauté.

Je me sens concernée par ces propos. Je suis Gloria Hasch.

Dans le silence il y a un mois, le douze octobre, les roucoulements de la mer me sont devenus intelligibles. J’ai de la chance, je peux voir la mer de chez moi quand ça me chante. La terrible beauté. Tu sais, Gloria, je vais te confier ce secret, les plus terribles, les plus beaux, ce sont les anges. Ni divins ni mortels. Entre deux règnes, ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre. Un peu comme mes poupées alors qui ne sont ni mortes ni vivantes?Tu sais bien qu’elles ne sont pas vivantes, puisque c’est toi qui les fais! Qu’est-ce que tu peux être stupide parfois! Eh dis donc, on se calme. Justement, je les crée, elles vivent donc un peu… Oui je sais je les monte de toutes pièces, c’est donc qu’elles ne sont pas vivantes. Toi et les amateurs de poupées, d’artefacts quels qu’ils soient, vous savez bien que cela ne vit que par le miroir… qu’à ça… vous tendez.

Et j’ai été submergée d’une de mes crises de tristesse, celle que je ne sais pas affronter, celle où j’aimerais me noyer. De parler comme ça avec les vagues ce soir d’automne m’a fait voir quelque chose que j’aurais préféré ne pas connaître, ne pas comprendre. Les anges ont été eux aussi inventés par les humains, comme mes poupées. Le soi-disant infini qui serait supérieur à l’être humain, les sphères qui le dépassent, c’est lui-même à l’avoir imaginé! Pauvres idiots, tout est bassement terrestre, rien de transcendant au-dessus de vous ! Même si nostalgie déchirante. Ce soir-là je m’étais couchée si triste que je n’avais même pas pu pleurer. Si difficile la vie d’un fabriquant de poupées…

Pourtant, au quotidien, c’est si beau à vivre aussi. En fait, le problème avec les poupées, c’est qu’on a aucun problème avec elles.

Gloria et les poupées s’aimaient si fort qu’elles n’avaient même pas besoin de vivre ensemble. Elles s’aimaient si fort que fatalement un jour ou l’autre les poupées se devaient de la quitter. A chaque fois qu’il y en avait une à laisser définitivement la maison du piton rocheux, c’était une partie de Gloria qui mourait. Et quand Gloria entamait une nouvelle poupée, c’était une nouvelle partie de Gloria qui naissait. Si bien qu’elle n’était jamais la même. Elle était qui Gloria? Personne.

Gloria aujourd’hui 13 novembre pouvait se définir comme ça: l’Obsédée de l’homme aux plantes artificielles… Elle ne devrait pas trop y penser mais ne pouvait pas s’en empêcher. Elle le voyait un peu partout dans la maison. Arrivant par le balcon. Sautant avec élégance dans la salle à manger… Gloria tu n’aurais pas dû regarder ce film. Oui mais maintenant c’est trop tard. Il vaut mieux penser aux voleurs, aux violeurs… Imagine si tu étais cambriolée Gloria tu perdrais tout… L’argent! Son lit n’était pas un matelas tout à fait normal. Il était formé de liasses de billets. Gloria Hasch n’aimait pas les banques. Qu’est-ce qu’il dirait le suicide designers’il découvrait ma cachette? On dit qu’on n’emporte pas l’argent dans la mort. Non, l’argent, la fortune, la gloire, ça ne l’intéresse pas la mort. Elle n’est pas mesquine. Elle n’est pas vénale… Angoisse aiguë. Un miroir, vite! Vérifier si j’y suis encore! La longue chevelure blond roux, les yeux pâles, nonchalance presque morbide dans le regard. Mais… mais… Horreur! Plus de bouche! Du calme, Gloria. Regarde bien mais respire un bon coup d’abord. La bouche est là, à sa place. Oui c’est bien. Mais regarde comme elle est pâle. Pâle? Oui diaphane presque. Rien de grave. Un peu de rouge à lèvres et le tour sera joué. Elle prend un bâton de rouge à lèvres, le carmin bien vif et le passe sur ses lèvres. Voilà.

*

Extrait #2

Gloria seule déambulait dans l’appartement. Œuvres d’art à foison. Gloria en reconnaissait certaines. Émouvant de les voir en vrai et pas dans un lieu public. Dans le décor particulier, l’intimité d’une personne. Cela change toute la donne. Les œuvres respirent plus librement, peuvent s’épanouir à souhait. Elle les voyait mieux comme ça. Soudain elle tomba en arrêt devant l’apparition.
Venue de l’autre monde. Entièrement fétiche. Au-delà de la nudité, à sa source même. Rideau ouvert la laissant apparaître sur fond de voile blanc nébuleux. Les seins ronds et dressés vous sautant à la figure. Les jambes et les cuisses flottaient sur des talons aiguille. Venant d’atterrir ou prêtes à s’envoler? Exaltantes. Au sommet des bas se dressait, gainée et noire, la très sainte verge. En érection. Les yeux… Gloria en pleurait presque… Deux plumes blanches. Pleines de grâce… Hermaphrodite à la fois céleste et tellurique où se condensait la formule secrète.
Envie de la voler. Ça doit valoir cher cette petite chose. De quelle année est-elle? Je pourrais peut-être l’échanger. Mais il ne sera pas intéressé, le collectionneur. Les poupées, ce n’est pas son truc. C’est un truc de falabrac les poupées, pour des gens encore plus tarés que les collectionneurs d’art, les audiophiles, les érotomanes, que sais-je encore? Combien de poupées je dois vendre pour m’acheter une photo comme ça? Deux cents, trois cents, d’avantage? Je n’aurais jamais le temps… Faudrait d’abord que je sache de qui c’est. C’est lui aussi sur le photomontage? Oui, peut-être. Un hominidé aux jambes effilées, un homme. Non, pas un homme. Une créature divine, la terrible beauté.
Elle en eut le vertige. Elle s’étreignit de ses propres bras convulsivement. Envie de mourir plus que jamais. L’hermaphrodite lui dit:
Tu vois, la vie, c’est ça ! Simple, non ? Tellement simple que tu ne sais pas quoi en penser. Mais il n’y a rien d’autre à dire. Je suis là, au-delà de moi. Complètement sexuelle dans ma présence si forte et en même temps éloignée des mortels que tu te sens prise d’une nostalgie mordue de désir. Tu ne peux faire qu’une chose, me voir. Jamais tu n’échapperas à la vision de moi. Entièrement exhibée, c’est moi qui viens de mon plein gré et de mon seul pouvoir. Car le rideau c’est moi qui le tiens. Tu as remarqué? Je peux l’ouvrir et le refermer comme les vannes du Destin. J’ai condensé l’essence de ce qui fait bander les hommes, les femmes et non seulement les femmes et les hommes mais aussi les brins d’herbe, le plancton, les montagnes, les poissons et la stratosphère, ma petite Gloria.
Et j’avais envie que quelqu’un me prenne dans ses bras mais il n’y avait personne. J’aurais pu me faire aimer, aimer. Personne. Pourquoi n’y a-t-il jamais personne? Je ne sais pas, justement, je me sens être personne. Une si grande peur du vide. Mais le vide c’est moi. Et j’ai terriblement peur de moi. Je me terrifie. J’aimerais me fuir mais je n’y arrive pas. Pourtant tu es belle, Gloria. Les garçons, les femmes, ils doivent tous être amoureux de toi. Non. Je leur fais peur.
La peur est l’absolu miroir. C’est comme la mort. La peur est le sel de la vie. Mais le sel, Gloria, d’où vient le sel? Le sel des marais salants, le sel des océans…
Du trou de ma vulve sort le sang. Du trou de mes yeux sortent les larmes. Le regard se constitue d’un trou, du jeu de la lumière et du miroir. C’est un va-et-vient entre ce qui pénètre l’œil et ce qui en sort. L’image est créée au moment de sa réflexion. C’est donc faux de dire qu’on regarde quelque chose. On la regarde au moment où elle nous voit ou plutôt le regard se forme à mi-chemin entre elle et soi. Il ne faudrait pas dire “je regarde”, “tu regardes”… mais il y a regard. C’est impersonnel. Et si l’on comprend bien cela, tout change. Ce processus doit être appliqué
à toutes les actions. L’on comprend dès lors qu’on ne fait rien. Non. Cela se fait en nous mais nous, on ne fait rien. Parce que justement nous ne
sommes pas détachés de nous-mêmes comme on n’est pas détachés de la vie tant qu’on est en vie. Il n’y a ni agent ni patient. La grammaire est basée sur un mensonge global qui pourrit la vie. Apprendre dès le plus jeune âge: sujet, verbe, complément, quelles foutaises! Il faudrait tout repenser autrement. Un événement qui se passe nous traverse, nous emporte. Gloria, du calme, tu devrais boire un remontant! Lui murmurait l’hermaphrodite. Allons, Gloria, viens dans mes bras. Je sais que tu as encore quelque chose à me dire. N’aie pas peur. Ce sera la dernière. Parle mon enfant et après je vais t’aimer…
Les limbes sont dans ma vulve. Et la vulve est un trou. Si ma vulve est un trou elle fonctionne comme le regard. Et donc pour que l’œuf qui en moi s’est pondu et maintenant sort de moi, pour qu’il soit pondu et pour que maintenant il sorte, il faut qu’au-dehors quelque chose de pareil à ces phénomènes se soit produit aussi… On dit que les menstrues sont liées à la lune, aux marées. Ce n’est pas tout à fait exact. Ce qui les déclenche est la rencontre de ce qui se passe dans le trou et ce qui se passe dans le trou infini qu’est le cosmos. Rencontre veut dire que c’est à mi-chemin. L’amour est la forme suprême de cela. C’est la formule en acte de la formule du monde.