Virginité
Quand la vie entière devient perpétuels jeux à inventer, les jours et les nuits ne sont plus que l’intégrale mise en jeu de soi, dans une mise à nu des rapports humains vitaux…
Extrait de Virginité, roman, Belles Lettres/Sortilèges, 1996 :
Il neige et une jeune fille rousse, très pâle, joue aux échecs avec le docteur Naussans. Sa main, ornée de quatre bagues en forme d’animaux, déplace sa dernière pièce, le cavalier. Auguste Naussans ne peut pas s’empêcher de sourire. Sa victoire est toute proche. Donc, ils vont faire l’amour. Cet acte sera dicté par la règle du jeu et c’est tout. Or, une réelle excitation à l’égard d’Auguste agite maintenant Sophie. Le trouble délicieux qu’elle ressent est-il véritablement son désir puisque ce n’est que le jeu qui l’a fait naître? Sa nature lui échappe. Et le doute la fait frissonner encore plus. Elle passe sur son visage ses mains que font briller les bijoux. Le docteur Naussans murmure: “Échec et mat.”
Il quitte le salon douillet et se poste dans le jardin qui, comme la maison, appartient à Sophie. Une baie vitrée permet de voir tout ce qui se passe dans la pièce. Les cinq hommes qui se tiennent immobiles dans le jardin, accueillent le docteur sans un mot et sans un regard. Leurs muscles, déjà contractés par le froid, leur font mal. Les compagnons du jeu sont si absorbés qu’ils ne se parlent pas.
Sophie étend les jambes, les masse quelques secondes en attendant l’arrivée de son partenaire suivant. Prosper Anderwett est un jeune rouquin, doux de visage et de manières, que l’on contemple avec plaisir. Avant de s’asseoir, il s’incline avec grâce devant Sophie. Face à sa grande expérience du jeu, il paraît si faible qu’elle répugne à le neutraliser. C’est par la vulnérabilité du petit homme qu’elle sent se déployer son propre nerf d’attaque. Le déséquilibre des forces en présence la ravit tellement qu’elle retarde son agression au point de l’oublier. Mais l’objectif du jeu tient en un mot unique : vaincre. Sophie se le rappelle soudain et se ressaisit. Prosper Anderwett est battu en cinq coups. Il retourne dans le jardin.
Sophie se dit que bientôt il la regardera faire l’amour avec un autre: l’épreuve des échecs est suivie d’un tournoi d’amour durant lequel les vainqueurs coucheront successivement avec elle, le jury de ce tournoi d’amour étant formé par les vaincus. Or la rêverie de Melle Weiss ne peut pas se prolonger davantage car le partenaire suivant vient de prendre place.
Elle ne le connaissait pas avant ce matin, avant le jeu. Elle sait seulement qu’il se nomme: Jozef Mauvert. Son teint est mat, ses cheveux sont noirs, ses yeux grands et très sombres. Les lèvres de Sophie se tendent en avant comme si sa bouche se sentait irrésistiblement appelée à effleurer la chevelure de Mauvert. Elle voudrait s’emplir de sa densité, de son rayonnement. Cette lumière, qui dynamise toute la personnalité de Jozef, vient du noir le plus profond. Il intrigue beaucoup la jeune fille. Son corps ne bouge pas dans l’espace mais glisse. Il fascine parce qu’il évoque les mondes humides et dangereux des forêts vierges. Mystérieux, habile, il attire beaucoup, il effraye autant.
A la tête de son armée blanche, la femme fait des efforts pour ne pas penser à la réputation intimidante de cet homme: adversaire perçant, divinateur… le fin du fin du Stratège. Un sourire d’une insaisissable douceur modifie imperceptiblement les traits de son visage: le roi blanc vient d’être neutralisé par lui. Il sort. Sophie se demande quelle note lui donneront les jurés lors du tournoi d’amour. Chaque étreinte sera notée de zéro à cent points.