Karoo
Karoo est le deuxième et le dernier roman de Steve Tesich. Ila été publié aux Etats-Unis en 1996, à titre posthume, deux ans après sa mort. Steve Tesich est né en 1942, dans l’ex-Yougoslavie, l’actuelle Serbie. Et il a vécu aux Etats-Unis. Il est mort d’une crise cardique, à 53 ans.
Karoo a été ré-édité en mai dernier en poche, chez Monsieur Toussaint Louverture.
La trajectoire de Tesich est assez particulière. Il a d’abord été sportif professionnel, en commençant par être lutteur et ensuite cycliste. Mais il a toujours voulu écrire et il a toujours écrit. Il écrivait de manière informelle, des notes, des bouts d’histoires, des impressions. Qu’il utilisait ensuite pour le théâtre, le roman et aussi et surtout pour le cinéma. Car Steve Tesich a été un grand scénaristed’Hollywood.
Six de ses scénariosont été portés à l’écran. Il a obtenu de nombreux prix pour ses films, dont l’Oscar du meilleur scénario en 1979. Pour La bande des quatre, une comédie dramatique, de Peter Yates. Scénariste donc, Steve Tesich a bien connu Hollywood. Et c’est ce qu’on va retrouver dans Karoo, avec une délectation jubilatoire autant que morose.
Karoo est le nom de famille du narrateur du roman. Saul Karoo est script-doctor. Le script-doctor est celui qui répare les films défaillants. Il est là pour leur redonner du rythme, du souffle, pour faire en sorte que le spectacle soit efficace et accrocheur. Ce script-doctor ne fait plus la différence entre le cinéma et sa vie. Toute sa vie n’est plus qu’un jeu, un plateau de cinéma permanent où chacun interprète son rôle. Et le roman se déploie dans une écriture pleine de verve et d’esprit, une lucidité caustique et mordante. L‘écriture de Tesich immerge au plus profond du personnage, de manière très rythmée, dans un naturel et une spontanéité qui jaillissent à chaque phrase. Cette écriture dresse des portraits cruels de personnages emblématiques, tels son ex-femme snob et sans âme, son producteur, un Machiavel ambulant… Seules trouvent grâce à ses yeux les petites gens, les âmes blessées. Dans des détails saugrenus comme seule peut le faire la vraie vie, l’écriture de Steve Tesich dresse un panel de nos espoirs et désespoirs quotidiens dans un tourbillon irrésistible et attachant.
L’absence du père, chez Tesich, marque toute son œuvre. Ce père, qu’il a cru mort à la guerre quand il était enfant en Yougoslavie, qu’il retrouve aux Etats-Unis à l’âge de 14 ans, finit par mourir très tôt. Steve Tesich avait 17 ans. L’absence du soutien paternel court en filigrane dans toute son œuvre et a une importance capitale dans Karoo.
Arrivé aux Etats-Unis à l’âge de 14 ans, ce fut un adolescent qui a sans doute très fortement rêvé de l’Amérique. Mais qui ensuite, là-dessus, a perdu tout espoir. Karoo peut être lu comme le bilan du désenchantement du rêve américain. Désenchantement du rêve tout court.
Saul Karoo, la cinquantaine fatigué, alcoolique, divorcé, menteur, bluffeur, sans attache ni morale, pourrait être le Lucien moderne des Illusions perdues de Balzac. Cependant, même s’il a perdu son âme et ses illusions, il se débat encore et encore pour essayer de surnager et de sortir de la vie artificielle du grand monde. Tous les romans peuvent être lus comme des « illusions perdues ». En cela, ils nous rendent plus lucides. Du moins tels devraient-ils l’être. Le roman Karooest d’une lucidité assez cruelle.
Non seulement il va de l’autre côté du miroir mais il le brise également. Parce que plus son personnage se débat, plus il s’enfonce…
Dans une écriture précise, éblouissante. Si précise et éblouissante qu’elle est sans pitié. Chaque phrase est tragiquement drôle.
Le script-doctor suscite aussitôt l’adhésion du lecteur mais on garde pourtant une certaine retenue à son égard. Sans doute par peur de devenir comme lui. Ce personnage, humain trop humain, est simple, pas prétentieux pour deux sous mais malsain. Malsain d’une manière ordinaire, et c’est ce qui est très troublant.
Le livre débute par une soirée mondaine qui réunit de brillantes personnes, juste après la chute dictateur roumain, Ceausescu. Et cela entraîne chez eux un jeu, une vaste blague : comment prononcer correctement des mots en roumain. Les faits véridiques se retournent en jeu mondain. D’une plume admirable, on a l’impression d’assister à ce jeu comme si on y était, d’y participer presque. C’est impressionnant. Et l’humour de Steve Tesich est d’une lucidité décapante. Steve Tesich a le don de stigmatiser les winners de cette époque, il se moque d’eux sans faire de jugements, mais sa plume fait mouche et c’est encore plus corrosif que de longs commentaires.
Son narrateur souffre d’une anomalie bizarre. Il ne peut plus être soûl.Il a a beau boire comme un trou. Rien n’y fait. Il ne peut plus s’enivrer. Et donc, il ne peut plus trouver refuge dans le seul refuge qui lui restait, l’alcool. Il est condamné à une lucidité perpétuelle, et c’est pour lui tout simplement affreux. Il est obligé de se supporter tout le temps, le pauvre. C’est délirant mais Tesich a le don de nous faire presque compatir.
Ne pouvant s’enivrer, il fait semblant d’être soûl, il mime son ivresse. Dans un monde qui l’a déçu, qui a coupé les ailes de sa jeunesse, ne pouvant vivre ses rêves, il fait semblant de les vivre.
Confondant fiction et réalité, le script-doctor va manipuler sa vie comme s’il s’agissait d’un scénario d’Hollywood à revoir, à rendre plus performant.. Il se lance alors dans une quête improbable, pleine de suspens et de rebondissements pour le lecteur mais pour le personnage, dramatique. L’humour, la comédie virent à la pure tragédie grecque. L’épopée d’Ulysse croise la destinée horrible d’Œdipe…
C’est très beau Karoo, très touchant, un livre d’une grande densité dramatique.
Jamais ou très peu souvent on a eu affaire à un anti-héros aussi intelligent et métaphysique. Alors, c’est vraiment très triste comme destinée. On se demande comment mais surtout pourquoi un être aussi gentil, plein de fantaisie et de poésie, en est arrivé là. Seul, terriblement seul, sans ambition de vie réelle.
Je cite Tesich : c’est « la mort de l’amour en chacun de nous. La tragédie de nos ressources limitées. »
Le cinéma, c’est la puissance du faux, disait Gilles Deleuze. Mais le drame maintenant, n’est-ce pas que c’est le monde, le monde bien réel qui est dans le faux, précisément ? Si, comme disait Shakespeare « le monde est un théâtre », Tesich d’une certaine façon nous porte à dire que maintenant le monde est Hollywood. En le lisant, on voit qu’Hollywood c’est le diable. Mais si Hollywood est le diable, a-t-on encore le droit, le pouvoir de rêver ? Karoo se dit : le passé est intolérable. Et envisager le futur, je ne le peux pas. Saul Karoo a vendu son âme à Hollywood. Combien d’humains maintenant on vendu leur âme au monde ?
Si cela est tragique, c’est que ce n’est pas seulement la mort de l’art qui est en jeu. Cela va de paire avec la mort du rêve et de l’amour.
C’est l’histoire d’un garçon qui voulait s’accomplir et aimer. Mais le mensonge a fini par l’emporter pour aboutir à un drame, un terrible secret… Vrai joyau de la littérature, ce roman est l’impitoyable histoire d’une défaite. Mais cette défaite, portée par une brillante écriture pleine d’amour envers l’humain, se tourne en quelque sorte en réussite, par la magie des mots. L’écriture ici monte comme un orgasme, pour un plaisir de lecture assez rare. Par où on s’immerge, comme par miracle, dans notre intimité profonde. Alors, dans ce désespoir transcendé par la profondeur de la lecture, on voit que l’art n’est pas mort, et ni l’écriture ni l’amour.
Karoo de Steve Tesich, en livre de poche chez Monsieur Toussaint Louverture, paru en mai 2019.