Joli le temps
texte consacré à Ernesto De Martino paru dans Bil Bo K, mai 2012
Joli le temps où pouvait se dire Je est un autre. Plus flamboyant l’univers quand je n’existais qu’à peine et qu’alors il existait de partout. Et en tout. Autre était je. Qui pouvait se briser dans les bruissements des feuilles. Et perdre ses contours encore souples et doux dans les volutes d’un vent qui pouvait l’embrasser jusqu’à presque l’éteindre. Joli le temps où je et la nature existaient plongés l’un dans l’autre. Dans un combat qui ressemblait à l’amour.
Je devait alors inventer de nouvelles choses pour ne pas se laisser diluer dans l’univers qui l’encerclait au-dedans de lui. De la tempête qui faisait rage, il percevait des voix. Dans le noir obsédant d’un avenir incertain, venaient à lui des formes à allures humaines… qui ne l’étaient pas… Dans la lutte pour ne pas sombrer dans l’Autre définitivement, je racontait les Esprits.
Affreux le temps où je est enfermé. Il doit être beau et vaillant, immortel, batailleur dans un monde dominé par l’artificiel fruit. Tiens, il y a ciel dans artificiel. Alors on dirait bien un ciel pavé de chiffres. Je n’est rien qu’un chiffre et il doit produire du chiffre. Rien n’existe plus. Que le chiffre. Autrefois il s’appelait Mammon. Mais le diable n’existe plus…
Joli le temps où je savait parler aux autres, à l’herbe et aux fleurs, tout cela qui était Lui. Il pouvait se raconter sa vie. Et, pouvant se la raconter, il pouvait la vivre. Car vivre ne se fait qu’avec le sens. Et le sens se porte par le récit. Affreux le temps où je ne peut plus communiquer avec quiconque, et ne sait plus qu’il existait un temps où les êtres pouvaient se donner des conseils les uns aux autres parce que leur vie se racontait et prenait du sens… S’écrivait. Prenait vie.
Affreux le temps où l’écriture est remplacée par l’auto-réalité, la poubelle où des âmes trop âmes défèquent leur condition misérable, en essayant de la faire passer pour de la vie. Joli le temps où la vie se vivait par le sens. Et où je, qui savait que le sens ne préexiste pas, n’avait de cesse de l’inventer. Et pour l’inventer savait plonger dans le noir de la nuit, qui alors était vraiment de nuit. Quand l’écriture, pont entre le passé et le futur et y ancrant ses doigts, savait vraiment dire le présent de ce qui gît.
Le diable maintenant s’appelle bien. Et le bien, c’est les biens. Je n’est plus un autre parce que je ne vit plus. Le chiffre est au-dedans de lui. Et l’a mangé si bien qu’il ne s’en rend même pas compte. Mangé du dedans, il court se précipiter dans la gueule des loups. Les loups ne sont plus enragés. Ils portent des colliers formés de chiffres. La rage de vivre n’existe plus…
Joli le temps où la mort existait. Elle était l’annonce de l’adieu. Lui seul à pouvoir rendre l’instant incandescent. À le rendre brandon sensuel fulminant. Elle était l’annonce de la dissolution. Je, en danger de se fondre dans le noir de la nuit, appelait les Esprits et par cet appel créait les étoiles, le mucus et la saveur de ce qui s’écrit. Affreux le temps où la mort n’existe plus. Écrasée par la domination du chiffre qui croit, alors qu’il est sur le point lui-même de s’effondrer, qu’il est infini. Il n’y a pas de survie possible. Survivre n’est pas vivre. Celui qui vit pour demain est aliéné, anéanti. Demain c’est abreuver la gueule des loups, des chiffres. Celui qui vit pour aujourd’hui, sachant que demain peut ne pas être, vit.
Quelque Chose appelle le temps à donner la peau. Qui appellera la dernière caresse. Elle mènera aux confins de l’hallucination. Aux rituels inventés. Et il n’y aura plus de chiffres, d’auto-réalité. Parce que Mammon ne sera plus intégré aux cellules des humains de ce temps affreux. Le diable et l’amour et la mort pourront exister de nouveau. Il n’y aura plus de je, ni d’autres.
Rien que des Jeux. Mourant et devenant à l’indéfini. Brassés. Dans un Jeu Nouveau… L’ultime où enfin mourir… S’halluciner. Vivre.
Il y a… Quelque Chose. Quelque chose qui pleure. Pleure sur ce temps où je est je. Je fondu dans le chiffre. Chiffre ou auto-réalité, c’est du pareil au même, très précisément. Fossilisé dedans. L’est devenu. Quelque chose qui pleure sur le temps perdu de la littérature, de l’art, de la magie. Horreur de la non-vie. Et ses larmes coulent à torrent. Elles forment des miroirs qui lui renvoient le velouté écrasant de la nuit. Les yeux de Quelque Chose chargé de larmes… Le regard se voile. Et la nuit redevient nuit. Il oublie qu’il est un je, un chiffre, auto-réalité. Il est enfin… N’importe Quoi. Rien… Rien qui peut tout devenir…
Petite introduction au Monde Magique
Le monde magique, qui est aussi le titre de l’ouvrage crucial de cet anthropologue italien trop peu ou mal connu en France, Ernesto de Martino, n’a pas disparu. Il vit encore dans quelques espaces isolés, ici et là, partout. Dans le monde magique, le sujet en tant qu’identité stable n’existe pas. Dans le monde magique, le monde en tant qu’objet constitué n’existe pas non plus. Tout est en morceaux liquides prêts à s’interpénétrer, à faire dissoudre l’être. Le monde magique, dit Ernesto de Martino, c’est la crise de la présence, un drame se déroulant en deux grands actes: le risque de la perte de l’âme fondue dans l’alentour, et la lutte pour que cette dissolution ne s’effectue pas; le rachat de l’âme (en dehors du sens de péché). J’y vois le creuset de ce qui se crée véritablement, se vit. Puisque la vie est une perpétuelle création. Et que la création est une perpétuelle interpénétration, un jeu permanent de dissolution et formation, dialectique du chaos et de la forme. La non-fixité dynamique. Maintenant où, en revanche, les êtres et les choses sont sur le point d’atteindre l’état de solidification ultime, catastrophe majeure, quelques vivants demeurent pour que vive toujours le monde magique. L’expérience de la mort dans la vie, apogée de la crise de la présence et lutte pour son rachat, est le nœud secret du monde magique. Et je crois que cela est aujourd’hui de la première nécessité. Pour mettre en crise la stabilité, illusoire et morbide, de l’identité.