Le Majordome

Alice refuse de fragmenter la vie. Elle veut toute la vie, tout sentir. Elle ne marque nulle préférence. Aimant tout elle n’aime rien. Et nul ne peut la posséder…

Extrait de Le Majordome, roman, Belfond, 1991 :

Alice a peur. Elle se sent en retrait de son siècle qu’elle ne connaît pas bien, lui semble-t-il, et cette ignorance l’empêche de se défendre. Peut-être désire-t-elle aussi oublier le vieil adage qui dit que la meilleure façon de se défendre reste l’attaque. Ne connaissant pas ses ennemis, qui devrait-elle attaquer ? La question se pose : s’agit-il d’ennemis ? Cette question la renvoie à son ignorance, seule raison de sa peur. Pour savoir si cette partie est adverse, il faudrait savoir de quoi elle est faite. Son ignorance là-dessus constitue justement et la partie adverse et sa propre peur. Si je pouvais le lui indiquer, croyez-moi, je le ferais. Or je n’ai que mes mains nues face à sa peur, que je ne sais pas dominer.

Passer auprès d’elle le plus clair de mon temps ne me permet nullement de faire à son égard acte de promesse.

Vous la voyez comme moi, elle, la meilleure des femmes. L’ombre et la clarté s’équilibrent chez elle de façon presque magique. En vérité, elle est plus belle qu’il n’y paraît, il faut bien la regarder. Avec Alice : méfiance.

Certains trouvent sans doute que j’ai un avantage sur vous : la proximité. Je la vois tous les jours. Je connais l’odeur de ses longues mèches noires, presque bleues. Mais j’en apprends si peu que j’ai envie de tout faire trembler, de tout ébranler, pour vivre, enfin, un jour.

Alice est bonne car voilà qu’elle me dit : « S’il y a une chose de moi que tu voudrais connaître, je t’en prie, ne te gêne pas, demande-la moi ». Oublie-t-elle que, ne sachant pas au juste ce que j’ignore, je suis incapable de le lui demander ? Et puis, sa propre peur vis-à-vis du monde me laisse sans voix.

Très silencieuse elle-même, elle s’affaire tout le temps. Toute cette activité, est-ce un leurre ou pas ? Je lui propose un arrêt, la priant de ne pas se surmener, pour vérifier si les menues tâches qu’elle n’a de cesse d’accomplir lui tiennent à cÏur pour de bon. Sa réponse, invariable, me renvoie à l’ambiguïté première : « Cela me fait du bien de m’occuper mais si tu y tiens, mon cÏur, je vais souffler un peu, pour te faire plaisir ».

Quand elle se repose, donc, elle s’affaire encore : elle fait quelque chose pour moi et non pas pour elle. Non, elle ne s’accorde nulle vacance.

En aucun cas Alice n’est le modèle, le prototype du XXème siècle. Peu de femmes se reconnaîtront en elle…peut-être aucune.

Depuis hier, son patronyme est Benjamin, ou plutôt c’est le mien car hier précisément, le vingt-trois septembre 1999, nous nous sommes mariés. J’ai un regret : celui de ne pas avoir insisté, avant notre mariage, pour obtenir son nom de jeune fille. Elle m’avait dit qu’elle venait d’arriver de Milan et qu’elle n’avait eu le temps de se lier avec quiconque, que cela lui plaisait, cette « fraîcheur ». Elle désirait rester neuve, c’est pourquoi elle ne me donna pas son nom. J’avais trouvé cette formule si élégante que j’avais décidé de la tenir pour vraie. Alice, sans nom, sans liens, sans adresse. Ce qui ne signifie pas sans domicile fixe, cela va sans dire. Si elle avait dormi sous les ponts, l’affaire n’aurait eu aucun intérêt pour moi et sans doute la jeune fille non plus. Je voyais la beauté dans le fait que sa maison était non localisée et non pas inexistante. C’était l’ignorance de l’adresse qui me fascinait et non pas l’absence du lieu en soi. Au contraire, le lieu devait bel et bien exister afin de donner tout son poids à l’obscurité faite sur lui.

Notre mariage a fait sortir son nom de l’ombre. Pour moi, avant cette date, elle restait innommable. J’ai rencontré cependant deux ou trois personnes qui m’ont dit la connaître avant notre mariage. Sur son absence de relations, elle m’avait donc menti. A ces individus, Auguste, Cosima! elle avait aussi caché son premier nom. C’était d’ailleurs ce point précis, brillant par son absence, qui m’avait fait penser qu’il s’agissait bien de la même personne dont nous parlions, eux et moi. Elle dit d’elle-même changer sans cesse.

Parfois elle dit vrai. Parfois elle dit faux. Comment ferai-je pour déceler le moment de la vérité, je veux dire de sa vérité ? Face à elle, ma femme, je suis dans sa position face au siècle. Le danger est invisible, l’ambivalence toujours là où on l’attend le moins; et de le savoir ne fait que brouiller les pistes. On se dit : ici, je ne m’attends pas à un mensonge donc il y a mensonge, oubliant que ce principe déjà influence notre intuition première, la fausse d’emblée, nous projetant dans un imbroglio de vertiges inouï, car on ne sait jamais où situer vraiment l’intuition première, celle qui serait « pure ». D’intuition première, il n’y en a pas.

Si Alice n’est pas représentative de la moyenne des femmes de son temps, pour moi elle est : le siècle. Elle n’est pas représentative parce qu’elle est fondamentalement instable, constamment changeante. Troublée, troublante, impassible et souriante, elle passe d’avatar en avatar et elle va traverser tout le siècle comme ça et moi sans doute je ne traverserai que mon ignorance.

« Partageons-la!, s’écrie-t-elle. Mettons en commun notre non-savoir, notre aveuglement!l’inconnu!

– Mais Alice, comment partager ce que l’on ne voit pas, ce qu’on ne soupçonne même pas ?

– C’est bien ce que je dis. On ne le sait pas ? Partageons-le! Pourquoi ne me fais-tu pas confiance? »

Je ne lui fais pas confiance parce qu’elle est trop belle.

*

Ce matin je suis encore bouleversé par la terrible nuit de noces. Jamais je n’ai jamais eu aussi peur, malgré toutes les situations imprévisibles et périlleuses, malgré les atrocités dans lesquelles naguère mon métier de soldat m’avait plongé. Je m’étonne de nous en voir sortis tous deux apparemment indemnes, indemne, elle l’est bien plus que moi pourtant et voilà pourquoi cette nuit a été la plus terrible de ma vie! Alice est vierge.

Tous les lieux, toutes les civilisations que j’ai traversés m’ont fait étreindre des femmes qui étaient vierges. Je ne me suis jamais préoccupé de cela. Quand on se bat, on a besoin de faire l’amour; un point c’est tout. Maintenant j’ai quitté le métier de soldat, l’impératif besoin de faire l’amour ne me travaille plus. Maintenant c’est Alice que je veux, tout de suite, rien qu’à moi!

Unique, unique au monde, l’Alice! et follement vierge dans mes bras.

On peut penser que la vie dure et extravagante que j’ai menée ne m’a pas accoutumé à caresser un corps de femme avec toute l’aisance requise, que je suis rude, que le grain de ma peau est grossier et mes manières peu courtoises, que je trouve ma charpente, rugueuse, dangereuse, pour la peau si fine, pour les membres si délicats d’Alice. On peut le penser si on veut. Je ne m’en formaliserais pas. Pourtant, ce n’est pas vrai.

La guerre m’a donné une seconde nature : l’art de la fuite, de l’esquive, de la dissimulation; le plus difficile étant d’être efficace tout en disparaissant des yeux d’autrui. J’ai dé apprendre à me faire aussi petit que possible. J’ai dé atteindre le degré zéro de la chair. L’action que je mène le mieux dans la vie est filer. Filer aussi bien comme on dirait d’un lapin que d’un fil.

De là toutes mes difficultés pour appréhender le corps d’Alice.

Je tourne autour d’elle sans vouloir la toucher. Savoir qu’elle me voit me fait mal et je m’arrange pour me nicher derrière son dos. Le lit n’est pas une partie de plaisir mais de cache-cache. Ma présence est toujours trop marquée. Je m’esquive. Je suis niais. Je ne désire que lui filer entre les doigts.

S’il y avait eu en face de moi ce soir-là une femme accomplie, avertie de la chose et pratiquante, j’aurais été confronté à un trésor presque tangible d’expériences, de sensations. Bref, j’aurais trouvé une véritable présence. Le mode sensuel de cette femme et mon art de la fuite seraient entrés en concurrence. Et, avec un peu de tendresse et de bonne humeur concertée, un certain équilibre aurait été atteint.

Tandis qu’Alice est le vide. Aucun réservoir d’images érotiques n’est en sa possession. Vide comme un champ, comme un désert, complètement exposée à la vue, sans les cachettes et les détours que forment l’expérience et le savoir-faire, Alice n’est pas un terrain de bataille propice. Avec elle on est à découvert, offert à l’ennemi. Comme moi elle est insaisissable mais l’avantage qu’elle a sur moi, c’est qu’elle n’a pas appris l’art de la fuite. Elle l’est. Il est inscrit en elle et l’inscription de cet art est justement qu’il n’y a rien de marqué sur Alice. Par conséquent c’est elle-même, dans son intégralité et rien que cela qui le désigne.

Aujourd’hui, elle est vierge, encore. Nous sommes mariés depuis deux jours maintenant. J’ai horriblement honte! Je vis un enfer. Je ne peux pas la pénétrer.

Comme l’état d’Alice ne peut changer que par mon action, il me faut changer d’abord, abandonner l’esquive et la dissimulation. Pour cela je dois oublier mon passé de soldat et apprendre la paix.

Je te parle, Cosima et pendant que je te dis tout cela, je remarque dans ton attitude une pointe de mesquinerie qui me chagrine. Si je n’avais pas d’affection pour toi, cela n’aurait aucune importance. Mais je suis fidèle, je t’admire, je te respecte. Cette scorie vient mal à-propos.

Cosima, tu restes impassible en écoutant mes paroles. Tu me regardes avec un peu plus de fixité peut-être. C’est tout.

Alice suspecte tout le monde et principalement notre cuisinière. Elle est persuadée que celle-ci n’a qu’un désir, celui de nous empoisonner. Qui peut lui prouver qu’un jour la folie ne s’emparera pas de la cuisinière et ne lui fera pas verser de l’arsenic dans nos chocolats ? Personne, pas même moi. Elle évite de manger, si bien qu’elle maigrit comme si elle ne pouvait s’empêcher d’accentuer l’évanescence de sa présence. Et, dans cette difficulté encore accrue de l’atteindre, mon désir me ronge.

Le désir est un ver solitaire. Le désir d’Alice! Sa beauté trop changeante est une arme à double tranchant. Dans un souvenir, je sens son parfum. Je pleure après elle. J’ai perdu l’usage du sommeil. Bientôt je perdrai celui de la parole. L’histoire d’amour est une marche inexorable vers l’aphasie. Cosima, ma chère, tu es là. Tu me soutiens la tête pour m’aider à boire un verre d’eau. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans ce cauchemar. Il me semble n’avoir ni bu ni mangé depuis des années. Tu es baissée et je vois ta gorge. Je pense à ma mère, à ses attentions, à tout le réconfort, à la douceur du monde. Mes mains s’accrochent à tes seins. Tu te glisses dans le lit. Nous faisons l’amour. Et tu ne dis toujours rien. Je t’en supplie Cosima, un jour, promets-le, réponds-moi!

Les semaines passent. Comme Alice est très amaigrie, j’ai un mal fou à me cacher derrière elle. Je me heurte chaque fois à quelque os saillant qui me rappelle à mon devoir, un peu à la manière d’une torture. Pour aggraver la situation, un changement de tonalité s’est opéré dans son regard. Elle est plus belle que jamais et ses yeux sont d’une cruauté inexpressive, que je ne lui connaissais pas.

Cette cruauté n’exprime aucune haine, aucun ressentiment. Elle n’affiche aucun projet. Elle m’atteint non pour le mal qu’elle me promet mais pour l’absence de tout futur. Elle ne semble pas être un supplément à la personnalité d’Alice. Ce n’est pas que son regard soit cruel mais voici la cruauté devenue regard. Si elle ne comporte pas de futur, elle ne comporte pas davantage de conscience de soi. Cette cruauté ne se regarde pas.

Elle est muette.

Et elle me contemple.

Alice m’est très attachée. Il n’y a pas en elle un pouce de méchanceté. Le regard de cruauté est en accord avec chacun de mes mouvements. Il ne m’affronte pas. Il me colle à la peau. Il adhère à ma rétine. Il m’entoure complètement, avec douceur, avec complaisance. Ce n’est pas quelque chose de poisseux et de désobligeant. Sa cruauté me laisse la place d’agir et de penser. Seulement elle s’applique à mon mouvement comme un tissu mouillé épouse la peau. Entre la cruauté et moi, il n’y a pas de place pour autre chose. Je suis libre d’agir comme je le veux mais je sais désormais qu’en tout, je serai suivi, é, filé. C’est une cruauté qui ne relâche jamais sa surveillance. Cette action ininterrompue ressemble à de la bienveillance. On dirait qu’elle m’aime, cette cruauté.