CHRISTINE L’ADMIRABLE
Je ne connais pas d’auteur qui, comme Claude Louis-Combet, donne l’impression d’écrire toujours le même livre alors que chacun de ses ouvrages est vraiment original et très différent. Dans cette œuvre qui se poursuit déjà depuis de nombreuses années, œuvre ardente et prolifique, cette impression provient-elle de l’atmosphère et de ses sujets ? L’atmosphère, en effet, est toujours intimiste, mystérieuse. C’est une atmosphère qui se donne comme l’écoute au plus intime d’un cœur. Les sujets sont toujours aussi relatifs au féminin, aux femmes, aux saintes, aux artistes. C’est-à-dire en quelque sorte à des individualités donneuses de vie, de plaisir, de secrets et d’amour.
Les femmes donnent tout cela ensemble. Les artistes aussi, et Claude Louis-Combet, pour l’écrire, au lieu de se centrer sur l’artiste lui-même, sur Rembrandt par exemple qui se trouve dans un de ses ouvrages, Bethsabée, un livre magnifique, se centre sur celle qui, auprès de lui, est la plus humble, la plus déshéritée mais aussi la plus riche de sensualité et de passion. C’est sa servante et celle qui devint sa dernière épouse, son modèle, qui l’aimait d’une passion pleine de dévotion.
Mais je m’égare un peu… Ce n’est pas de ce livre dont je veux parler aujourd’hui, mais de son dernier paru, Christine l’Admirable, que j’ai lu presque d’un trait. Je m’égare d’autant plus que je voulais justement dire que si c’est toujours le même livre qu’on croit lire, mais aussi très différent, dans un éventail prodigieux de thématiques et d’abords, cela n’est dû ni à l’atmosphère ni aux sujets, mais au charme de son écriture. Charme au sens très fort et littéral du terme. L’écriture de Claude Louis-Combet procure un effet d’envoûtement. Cela est d’autant plus étrange et savoureux, que cet envoûtement, qui embrume un peu la tête, la rend aussi et surtout encore plus lucide. Avec Claude Louis-Combet, l’obscur devient lumineux. La lumière en revanche montre qu’elle est aussi porteuse de ténèbres. Si la frontière du mal et du bien dans ses livres n’est pas nette, c’est tout simplement parce que cet auteur, cet être masculin se centre presque uniquement sur le féminin comme hymne à la vie et à l’amour, où le mal se dissout en quelque sorte.
Christine l’Admirable, titre de son livre, est le nom d’une sainte du Moyen-âge, qui a vécu entre le XIIème et le XIIIème siècle, une fille inculte, sauvage, tenant par dessus tout à sa virginité. Pour elle, être en vie c’est être vierge. Être vierge, c’est ne faire qu’un avec la Nature, avec le Cosmos, avec Dieu qu’elle aime follement. Son Dieu peut paraître peu chrétien en vérité, tant il se confond avec la Nature, dans une familiarité folle avec les animaux allant jusqu’à l’identification. Il y a de l’écrivain Colette chez Christine l’Admirable, ou plutôt devrais-je dire il y a de la sainte Christine chez Colette. En lisant ce livre, on comprend pourquoi Colette est un auteur éminemment mystique. Parce qu’elle est femme précisément, et rien que femme a-t-on envie de dire.
Dans ses recherches multiples, car Claude Louis-Combet est un lecteur insatiable, un érudit pleinement sensuel, il aurait aimé écrire une thèse sur la femme et le sacré. Et c’est cela, toute son œuvre, la femme et le sacré.
Christine est une femme-oiseau. Elle chante, elle vole. Sa vie est une mélodie de louanges. C’est l’histoire d’une petite pastourelle qui meurt et qui ressuscite, qui ne supporte pas l’odeur des mâles, qui est hantée par la copulation qu’elle fuit à toutes jambes, et pour la fuir, justement, elle fait tournoyer ses bras. Ses jambes quittent la terre et elle s’envole.
Elle fait davantage que léviter. Elle s’unit à l’air, aux arbres, aux oiseaux, à la forêt.
C’est un livre dont l’histoire somme toute paraît simple, mais en vérité c’est un écrin qui contient mille pépites. L’une d’elles concerne les rapports de l’humain avec le langage et, par là, on en arrive à la question de la sainteté. Christine l’imprenable, l’impénétrable, qui résiste aux garçons du village qui veulent la violer, atteint l’état de sainteté suprême que Kierkegaard a théorisé, notamment dans son ouvrage Le Lys et l’Oiseau. La fleur, l’oiseau, sont là, rien que là, dans toute l’ampleur silencieuse de leur présence, unis à la Création. Ils ne sont pas atteints par cette sorte de maladie qu’on ne peut pas éviter, nous les humains, et qui est le langage, la pensée.
La pensée et le langage séparent l’être de son corps. Ils sont comme un dédoublement des émotions, des affects, des sensations. Entités immatérielles, le langage et la pensée prennent une autonomie qui me séparent de moi-même. La virginité de Christine l’Admirable est avant tout la non-séparation entre sa sensation de vie et son être. Elle est au-delà des mots, au-delà des pensées. Et cela se métaphorise par le fait de voler.
Comme nous le dit Claude Louis-Combet à la fin de son livre, les auteurs qui ont raconté sa vie et où il a puisé, ont peu insisté sur le fait qu’elle soit une femme- oiseau. C’est lui, Louis-Combet, qui en a fait une femme-oiseau. C’est lui, l’écrivain, celui qui adore le langage et en connaît les bienfaits et les méfaits, qui les connaît dans l’épaisseur de sa chair et dans l’intimité la plus profonde de sa pensée, qui en a fait une femme-oiseau.
Il faut qu’elle vole pour qu’elle ne puisse pas parler, pour qu’elle accède à une transparence totale entre la créature et le créateur. Il n’y a pas de frontières en elle, elle est tout unie à la vie. C’est cela, la virginité, en premier lieu.
La copulation entre les oiseaux ne lui est pas dégoûtante, comme l’est pour elle celle des humains. Au contraire, elle s’émerveille qu’ils s’accouplent en se cachant, qu’ils construisent de merveilleux édifices pour protéger et faire grandir leur progéniture.
Si Christine l’Admirable rejette de toute son âme la sexualité, ce n’est pas parce qu’elle refuse la reproduction. Au contraire, et, comme souvent chez Claude Louis-Combet, elle a une proximité avec la figure de la Mère.
Vivant loin des humains, par un hiver particulièrement rigoureux où elle risque de mourir de faim, elle devient la mère d’elle-même. De la petite vierge, le lait sort de sa poitrine pour la nourrir. Elle est à la fois mère et bébé.
Être à la fois deux entités distinctes, qui normalement resteraient disjointes, est le désir très profond qui sous-tend l’écriture de Claude Louis-Combet. Pour lui, dans l’amour, l’homme touche au secret de la femme. Et la femme, par son amour, participe aux arcanes de la masculinité. Il fait que se réunissent les choses qui habituellement restent séparées. L’on trouve la réunion du masculin et du féminin, figure de l’androgyne, dans l’un de ses livres, Marinus et Marina. Et dans le très beau et presque insupportable Blesse, ronce noire, il écrit les amours interdites du poète Trakl et de sa sœur…
Réunir deux sphères, qui normalement devraient demeurer disjointes, est la grande audace et le vice de sainteté de Claude Louis-Combet, qui mêle le pur et l’impur comme personne d’autre avant lui ne l’a fait, qui montre que le spirituel et le charnel ne font qu’un. Même pour Christine l’Admirable, la petite pastourelle qui voulait rester vierge à jamais, car la chair, elle y pense tout le temps, devant d’ailleurs veiller pour fuir les garçons qui veulent la violenter, la toucher.
Sa différence, c’est qu’elle ne veut pas faire œuvre de chair, mais, tout entière, la devenir.
Oui, elle s’empêche de faire l’amour pour n’être rien qu’amour.
Et un jour, par amour pour les femmes, elle va s’interdire de voler, de planer. À la fin de sa vie, elle va vivre avec les béguines, rassemblement de femmes au Moyen-Âge qui, sans être des nonnes, vivent dans la piété. Christine va leur redonner le goût de cette très charnelle sainteté.
Claude Louis-Combet écrit des mythobiographies, c’est lui qui a inventé ce mot et cette forme, pour des livres qui procurent à la lecture un plaisir ineffable. Il brode à partir d’une vie connue, il se laisse aller, il met de lui. Et, étrangement, dans cette intimité de l’auteur, c’est nous-mêmes aussi que nous retrouvons. Dans ces vies pourtant excentrées, extravagantes, il nous révèle nos parts cachées. En quoi il nous montre que nous sommes tous singuliers, de trouver dans son œuvre le miel spécifique qui à ce jour est notre bienfait.
Christine l’Admirable est paru en novembre 2022, aux éditions José Corti.