ŒDIPE, LA FEMME ET DIEU

voir la vidéo

Ce que la mythologie nous dit :

Après de nombreux morts, Œdipe libère la ville de Thèbes en résolvant l’énigme du Sphinx qui tuait ceux qui voulaient passer et ne la résolvaient pas : Qu’est-ce qui a quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ? Œdipe trouve la solution : C’est l’homme. Enfant, il marche à quatre pattes. Adulte, il marche sur ses deux jambes. Et vieux, il a besoin d’une canne, ce qui en fait trois.

Humilié, ou peut-être parce qu’il n’a plus de raison d’être, ne disposant pas d’une autre énigme à imposer, le Sphinx se jette du haut de la falaise. Ainsi, par sa réponse, Œdipe a libéré la ville de Thèbes de ces meurtres. On le fait roi. Or, il se trouve que le libérateur de la ville, sans le savoir, couche avec sa mère et tue son père.

Freud a fait du Sphinx, un mythe structurant pour la psyché. Comme Œdipe a résolu l’énigme du Sphinx, Freud aurait résolu le nœud central des tourments psychiques déterminants pour le développement de la personnalité et donc pour le destin entier de l’homme. Le tout petit garçon, sans le savoir, veut coucher avec sa mère et tuer son père. La cure psychanalytique va consister entre autres à faire remonter à la surface de la conscience ce désir incestueux envers la mère, pour l’assumer et le dépasser et qu’il puisse se porter librement vers d’autres êtres. Il consiste également à voir le besoin de tuer le père, pour l’assumer et l’acter. Ici, tuer ne signifie pas lui ôter la vie mais ne pas en faire une idole, afin de le dépasser, le surpasser pour pouvoir tracer sa voie propre et ne pas s’en faire le clone. Ceci est plus ou moins clair en ce qui concerne les êtres de sexe mâle. Mais qu’en est-il pour les filles exactement ?

Freud au moins, ainsi que Lacan, ont avoué là-dessus n’en pas trop savoir. Quant aux professionnels d’autres obédiences, qu’ils soient hommes ou femmes d’ailleurs, leurs théories au sujet de la psyché féminine ne m’ont jamais vraiment convaincue. Il est évident que pour la fille, ce qui est communément nommé complexe d’Œdipe s’avère un peu plus compliqué que pour le garçon. La toute petite fille ne veut pas vraiment coucher avec sa mère. Ce qu’elle veut surtout, c’est rester en symbiose avec elle. Car elle la confond avec le Grand Tout originel dont elle vient de sortir, qui est en réalité l’attrait majeur. La matrice suprême, celle de toute antériorité, se situe en amont de la mère. Elle correspond à l’avant-vie individuelle, d’avant la naissance ; que certains peuvent voir comme le néant et d’autres comme le Grand Tout originel. Il en va de même pour le garçon d’ailleurs. Mais lui, il peut résoudre son attirance pour le Grand Tout en le transposant, en l’actant du moins fantasmatiquement, dans le domaine sexuel. J’apporte ici une légère modification quant à la vision freudienne : le désir de vouloir coucher avec sa mère fonctionne comme une médiation, et non pas comme un but en soi. Ce qu’il désire atteindre, par elle, c’est le Grand Tout originel, là où il était encore dans le sans-formes, tout collé au corps de la femme qu’est le fœtus… Le Grand Tout originel (ou le néant) dont il procède prend la figure de la mère, mère dans le corps duquel il veut retourner ; ce qui se traduit sexuellement par le fait de vouloir coucher avec elle. Le garçon, vis-à-vis du père, procède par la même translation, avec le passage au sexuel. Celui qui empêcherait l’union incestueuse du fils est le père, celui qui besogne sa mère. Il suffit de le tuer, de l’écarter pour procéder à l’union charnelle maternelle. Mais en fait, c’est la lutte avec le père qui permet au garçon de se décoller de son attachement pour sa mère, qui serait destructeur. Car, que l’on soit garçon ou fille, c’est en prenant son autonomie qu’on acquiert liberté, individualité et que l’on vient à l’existence réelle. Il ne suffit pas de se contenter de se laisser vivre. Vivre ne suffit pas, il faut aussi et avant tout exister, se découvrir en tant qu’être unique, l’affirmer, le réaliser, et avoir une action sur le monde et des échanges avec lui.

Or, quand on se tourne vers la fille, ces phénomènes prennent d’autres aspects. Premièrement, en ce qui concerne la mère, la fille n’aura pas vraiment envie de coucher avec elle, car son attraction sexuelle première, dans la majorité des cas, se porte sur le père. De toute façon, et ceci est d’une importance cardinale qu’il faut noter avant tout autre chose, l’attraction sexuelle chez la fille se joue différemment que pour le garçon et ce, je tiens à le dire, quelle que soit l’orientation sexuelle de la fille, que celle-ci se porte sur une autre fille ou sur un garçon. Le corps féminin est un corps uni, à l’inverse du corps masculin. L’appendice érectile dédouble en quelque sorte le corps masculin, dans le sens où il est susceptible de se détacher de lui (où le complexe de castration, point nodal du complexe d’Œdipe, prend toute sa signification). L’érectilité lui procure une plongée dans le monde, induisant une hétérogénéité foncière. L’érectilité est une sorte de détachement au sens physique. C’est en cela que son corps en quelque sorte se divise. L’homme n’a pas un corps uni.

Le corps féminin, qui n’a pas cet appendice, est tout uni. L’ouverture que la femme a en elle, son sexe, se situe justement à l’intérieur de son corps, elle ne se détache pas d’elle. Cette ouverture intérieure la fait adhérer à ce qui se situe au-delà du monde, à l’infini. La jouissance chez elle ne procède pas d’une zone unique, elle rayonne sur l’ensemble de son être et, par là, déborde largement ses simples limites corporelles. Jouir, pour une femme, c’est devenir d’abord tout l’espace de la chambre, et bientôt les murs de l’alcôve s’effondrent dans les sensations multiples qui en arrivent à transcender la sensation même du corps. Elle se sent devenir le monde et davantage que cela : le monde au-dessus du monde. Elle est l’infini… C’est pourquoi sans doute la jouissance féminine est beaucoup plus forte et plus intense que la jouissance masculine.

Petites parenthèses : Peut-être que le mythe de la virginité de la femme, vendue à prix d’or par exemple au Japon du temps des geishas, que le tabou de la virginité dans maintes contrées, que la défloration forcée avant le mariage chez les Gitans, correspondent dans le fond à la nostalgie du corps uni que les hommes n’ont pas.

J’en reviens à la sexualité unie des filles par rapport à l’attrait qu’elles ont pour la mère, et qui, comme c’est aussi le cas chez le garçon, est en réalité l’élan vers le Grand Tout originel. Par son corps uni, c’est par tout son corps que la fille peut trouver un semblant d’union charnelle avec sa mère : par les soins et les ornements qu’elles portent toutes les deux semblablement à leur personne, dans le choix du maquillage, les coiffures, les emplettes de vêtements faites en commun, les conseils pour les soins à prodiguer aux bébés qui se transmettent de mère en fille, et maintes autres habitus se prolongeant tout au long de la vie, et que le père ne se soucie pas d’interrompre. Ceci est très dommageable pour les filles, car rester collée à sa génitrice est un facteur inhibiteur pour le développement personnel, pour la recherche de la singularité propre, facteur pouvant être bloquant de manière irrévocable. La fille pense à tort qu’elle n’a pas vraiment besoin d’éliminer son père puisqu’il ne représente pas à proprement parler un danger, un obstacle entre elle et sa mère. Et aussi surtout parce que c’est vers lui que la porte sa première sexualité, et ici aussi, quelle que soit son orientation sexuelle, pour la raison que je vais évoquer. C’est là qu’il faut se polariser avec attention sur la notion de Grand Tout originel, vers lequel, comme il faut le rappeler, se tend notre élan primitif, indéracinable, essentiel.

Ce Grand Tout originel relève du sacré. Est sacré ce qui se situe à part du monde, et ce qui en établit le fondement, la cause première, la raison d’être. Le sacré enfante la notion de divin. Or, dans nos civilisations monothéistes, le divin est devenu Dieu. Aucune religion monothéiste et, à l’intérieur de chacune d’elle, aucune tendance aussi subtile et élevée soit-elle, ne parvient à figurer le divin en dehors de tout anthropomorphisme. Il ne s’agit pas seulement d’un reliquat des religions dites païennes, polythéistes, avec leurs dieux et déesses d’allure humaine. C’est une conséquence logique : le Grand Tout originel est ce qui a créé les humains. Donc, en tant que « parent », il nous ressemble. C’est tout à fait normal. La religion chrétienne portera cet aspect à son comble, à sa limite extrême. Le divin est vu peu ou prou comme masculin, sauf dans certaines mystiques raffinées. Cela est dû, pourront dire certains, à la vision patriarcale qu’ont adoptée les humains. Le mâle est le modèle, la figure primordiale. La femme n’en est que la suivante. Mais même si c’est à cause de cela, il est bon de se demander pourquoi il en a été ainsi. Pour ma part, je ne pense pas du tout que cet état de fait soit causé par la supériorité musculaire des hommes, mais par le fait qu’ils disposent d’un appendice érectile instituant un rapport au monde particulier. Cet état de fait, comme il vient d’être vu précédemment, induit une connivence entre l’individu et son entourage, entre l’homme et le monde. Cela lui confère le statut de celui qui détient le pouvoir d’agir. En tant qu’actant, le mâle est pris pour modèle du divin.

C’est ici que nous atteignons le point crucial où conduit notre recherche. Dans notre civilisation monothéiste, la divinité a pris la figure du père, (cet anthropomorphisme n’est jamais qu’une figure, il ne faut pas l’oublier). Aimant le Grand Tout originel auquel elle veut rester attachée, la toute petite fille aura sa vie durant du mal à surpasser son père à cause de cette confusion avec le Grand Tout originel. D’autre part, elle le transpose, comme le garçon, dans le sexuel, elle aime son père et le désire. Elle aura donc beaucoup plus de mal que le garçon à se détacher de lui, à le tuer, le surpasser, étant donné que la mère sexuellement ne s’interpose pas entre elle et son père. Puisque sa mère n’est pas entravée dans son rapport avec sa fille, elle n’a pas à le faire. La raison première et fondamentale entravant la fille à tuer-surpasser le père — l’amalgame entre le père et le divin —, se renforce par son attrait sexuel pour lui, non entravé.

Les femmes ont beaucoup plus de difficultés que les hommes à produire des œuvres géniales, par cet empêchement à « tuer » le père, à acter cette première et fondamentale transgression. Je ne doute pas qu’à ce sujet, il entre aussi d’autres facteurs, plus sociaux pourrions-nous dire, qui viennent renforcer cette donnée. Tout est fait pour que la femme ne transgresse pas, ou pas trop, par rapport au père. Mais ceci ne vient que d’une manière seconde. La raison première relève en premier lieu de la psyché propre des femmes. Et ceci est sans doute causé par l’anthropomorphisme premier qui a consisté à assimiler la divinité à la seule figure masculine. Ceci n’a fait que s’approfondir par la figure de Jésus. Dans son génie divin, Jésus nous a fait découvrir une divinité à notre image. Comme Jésus était un homme, c’est normal que nous ayons tendance à voir Dieu en homme, le père aimant. Cette réflexion nous conduit à penser que l’anthropomorphisme, en ne considérant que la part masculine principalement dans la figure du Père (qui n’est qu’une image, nous n’insisterons là-dessus jamais assez) retranche sans doute la part féminine à la plupart des hommes. De ce fait, ils sont quelque peu amoindris dans leur épanouissement, ne pouvant pas libérer en eux la part féminine de la divinité. D’où leur peur des femmes, qui se transforme parfois en misogynie, en virilité surjouée qui peut tomber jusqu’à sa propre caricature.

Les filles, à l’inverse des garçons, ne disposent pas d’un modèle entier pour pouvoir s’épanouir librement et le plus totalement ; modèle dont disposent les garçons. Il suffirait de découvrir l’autre pan de la divinité, la part féminine, pour que les filles puissent résoudre convenablement l’énigme freudienne d’Œdipe. Dieu a créé l’humain à son image, un côté homme, un côté femme. Donc Dieu a le double aspect. Il nous a créés à son image, c’est-à-dire que nous avons à lui ressembler, accepter en nous, les deux aspects. Avec mon corps de femme, je m’ouvre à la compréhension de l’altérité, l’homme. Avec ton corps d’homme, tu t’ouvres à la compréhension de l’altérité, la femme…