Tu ne dévoileras…

paru dans  BIL BO K, n° 22 LUX(E) , octobre 2003

Et la lumière aussi bien sûr peut être aveuglante. Fixer le soleil est impossible, sous peine d’aveuglement, de brûlure de la rétine. Renvoyer la lumière du soleil avec un miroir provoque le feu. Une parenté plus qu’étroite, incestueuse, unit la lumière, source de l’apparition, et la chaleur, la brûlure, le feu. Mais ce n’est pas le fait de voir qui fait brûler. Le soleil ne se fixe pas dans l’intention de voir le monde, mais ne se contemple que pour lui-même; regarder le soleil c’est vouloir percer son secret, devenir aussi soleil. Entrer dans la lumière, devenir la lumière, dispenser la lumière à son tour. Révéler. Jusqu’à en devenir, parfois… un “illuminé”, un fou… Un illuminé annonce forcément l’apocalypse, mot venant du grec apokalupsis signifiant révéler.

Utilisé dans la Bible pour traduire le mot hébreu gala, découvrir. Plusieurs siècles plus tard, il prit le sens de fin du monde. La vérité éclate au grand jour, dit-on. On ne peut vouloir porter toute la lumière du monde qu’en la devenant et la lumière brûle, c’est pourquoi la vérité éclate. Est-ce pour cela que ” flagrant ” et “déflagration” proviennent du même mot latin, exactement, flagrare qui veut dire… ” brûler ” ?
Pourquoi alors cette volonté éperdue de faire surgir la lumière ? À prendre avec sa connotation religieuse. La religion re-lie. Et ce qui fonde la communauté des individus est la présence, entre eux, d’un lien. Un lien qui à la fois les dépasse tous, pour les contenir, les transcende et en même temps se loge en chacun d’eux. Ce lien, quel que soit sa modalité, son message, son statut, est le même pour toutes les communautés en son fond : la Présence. La communauté se définit par la co-présence. Toute communauté repose sur le lien de la Présence, toute communauté est religieuse. Elle n’aura de cesse d’affirmer toujours et encore plus, ce processus de la Présence. La Présence doit se montrer, être visible, tant et plus, dans un souci de transparence de plus en plus poussé.
La transparence du monde moderne correspond à ce besoin intrinsèque de la communauté de proclamer des co-présents, de se voir en tant que tels. S’il n’y a plus, en apparence, de religieux dans le monde moderne, c’est qu’il est justement entièrement passé dans le profane, dans le politique, dans la société. La société se vénère constamment, apportant constamment des offrandes à elle-même et ces offrandes sont aujourd’hui parvenues à leur quintessence optimale, catastrophique, apocalyptique, en ce que l’exposition est totale, par la course à la transparence de la modernité; aussi bien en architecture que dans la télé-présence, nous communiquons ensemble de toutes parts… Ce qui est brûlé, consommé, effacé sont l’individualité, la singularité, la différence c’est-à-dire, dans un certain sens, la vie… La transparence, pour être absolue, uniformise, rend tout égal. Le monde moderne c’est ainsi qu’il fait éclater la Présence, c’est ainsi qu’il a entièrement absorbé le religieux qui avait aussi pour vocation de relier par une instance supérieure qui faisait lien. Cette instance supérieure, transcendante, n’a pas disparu, elle s’est modifiée. Le monde moderne vit une autre forme de religion mais basée toujours sur le même fondement. Les États diffusent la Présence.
Face à cette visibilité outrancière des États, face à la transparence technologique, urbaine, une autre forme de visibilité outrancière, ayant exactement le même souci que le monde moderne de faire lien et faire éclater la Présence, il y a le non-État, le non-urbain, la non-transparence. Comment ce monde-ci, lui, va-t-il faire éclater la Présence ? La rendre visible ? En faisant éclater des bombes, des avions. Là, il y a la chaleur extrême, la combustion, la diffraction, la déflagration, l’éblouissement absolu. Le présent d’un attentat ne peut se voir, ni par les victimes ni par les agresseurs. La vérité éclate. Et morcelle les corps. Les agresseurs eux-mêmes ne voient pas ce dont ils meurent parce qu’ils sont devenus, en cet instant de la mort horrible dont ils sont les porteurs, la lumière elle-même qui, ayant atteint son nœud central, tue. Lucifer est bien l’ange porteur de lumière.
Cette phrase célèbre tant de fois répétée : ” Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ” veut dire non seulement que ce ne sont pas nous, pauvres humains, à ne pouvoir regarder en face le soleil et la mort mais que le soleil lui-même ne peut pas se regarder lui, sinon il implose. La mort ne le peut pas non plus. L’agression terroriste c’est le soleil qui se regarde lui-même, la mort qui se regarde elle-même, dans un vouloir de transparence absolue qui tue. Produits par les non-États, hors du moderne, en apparence, ils en cachent, cependant, le ressort, en négatif. Et la belle phrase de La Rochefoucauld peut s’entendre aussi ainsi : Le soleil ne peut pas regarder la mort en face et la mort ne peut pas regarder le soleil en face car ils sont l’un et l’autre le posititif et le négatif aboutissant au même résultat : la brûlure et la combustion, le devenir-flagrant. Or aujourd’hui, le point de rupture est atteint car, justement, la mort et le soleil se regardent en face, s’affrontent, dans le combat pour la transparence et la Présence… Explosion contre exposition… Exposition contre explosion.