PRÉSENTATION DE LA FILLE SAUVAGE

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Mon premier désir pour écrire La Fille Sauvage s’est porté sur les femmes, la féminité. Mais vues de manière différente que celles qui ont cours habituellement, en débordant le cadre social, les constats, les statistiques. J’ai voulu écrire un féminin autre, tel que je le ressens. Un déluge de sensations. Certaines merveilleuses, d’autres inquiétantes. Quelque chose en dehors des revendications, de la critique sociale qui place toujours le féminin par rapport à ce qui lui est extérieur. J’ai voulu écrire le féminin d’abord ancré dans le féminin même.

Dans Le pur et l’impur, Colette dit que le féminin se montre vraiment entre deux femmes, quand il n’y a pas un contact, un regard masculin. C’est entre deux femmes, dit-elle, que la femme se déploie complètement en tant que femme. Je pense que dans l’initiation sentimentale et érotique d’une femme, le passage par une autre femme est effectivement essentiel. Dans le roman La Fille Sauvage, les souvenirs de l’héroïne, Mitsu, portent sur ses premières expériences avec sa meilleure amie. Elle était jeune adolescente, au Japon. C’est le moment de basculement, l’éveil sexuel proprement dit qui, chez la fille, se produit par une sensualité intense, diffuse, où elle baigne dans un état de communication profonde avec le monde, une communication essentielle.

Mon observation de la féminité, la nature des pensées qui, depuis toujours, me traversent, m’ont portée à voir l’ancrage profondément corporel entre le monde et la femme. On parle chez elle d’instinct, le fameux instinct féminin, le sixième sens dont elle serait plus ou moins dotée. Ceci dans le meilleur des cas. Et, dans le pire, le fait qu’elle ne pense pas, qu’elle n’a pas un cerveau conceptuel par exemple. Il y a justement dans La Fille Sauvage un personnage masculin fasciné par les filles. Et ce n’est peut-être pas un hasard si ce fin observateur de la gente féminine se trouve être un linguiste de profession. La langue, la parole, le féminin… Ne dit-on pas la « langue maternelle » ? Il s’appelle Timéo Duval, il a des yeux de séducteur, bleu violet qui change de couleur suivant ses humeurs, ses affects. Il mène une double enquête, une enquête à deux têtes si on peut dire, qui sont couplées. Il est à la recherche du secret de la langue, mû par la soif d’une remontée aux origines. Et parallèlement, il étudie le comportement des filles. Dans son étude sur les filles, les travaux pratiques sont très présents évidemment. Ce qui donne lieu à des scènes érotiques avec la deuxième héroïne du roman, Audrey Daylacs. Audrey Daylacs est une jeune actrice qui tourne un film dans lequel elle interprète justement le rôle d’une fille sauvage. Les rencontres érotiques entre Audrey et Timéo Duval regorgent de fantaisie, d’exubérance, d’une tendre perversité où Audrey fait l’expérience de l’infini de sa féminité.

On dit les femmes contradictoires, passant sans transition d’un sujet à l’autre. J’ai pu remarquer que le mode de ma pensée peut induire parfois les autres à le croire. Et mon premier roman, Le Majordome, s’ancre sur le paradoxe, quelque chose qui change juste parce qu’on le pousse jusqu’au bout, précisément parce qu’il va jusqu’à son extrême. Et que là, on aboutit à l’inverse exact du point de départ. C’est peut-être cela qui s’apparente à la fameuse intuition féminine. Qui n’est en vérité qu’une forme très aigüe du sens de l’observation, d’une agilité mentale particulière qui permet de relier ce qui semble loin, en apparence.

Dans La Fille Sauvage, deux pôles fort éloignés l’un de l’autre sont ainsi reliés. Le côté naturel de la fille sauvage, perdue en pleine forêt. Et des créatures hautement cybernétiques, fruits de manipulations génétiques extrêmes, comble des recherches les plus avancées dans le domaine du transhumanisme. Si l’humain se caractérise par sa recherche incessante du progrès, de l’avancement, n’arrivera-il pas un jour, c’est-à-dire bientôt, à arriver à son opposé, à ne plus être humain ? Humain, trop humain, il deviendra autre. A force de vouloir se prolonger, il voudra la vie immortelle. Et peut-être alors, il ne sera plus qu’un mort-vivant. Qui sait ?

Au cours de l’écriture de ce roman, il s’est passé une chose bien étrange. À ma première idée, mon désir de départ, écrire la féminité, sont venus comme tout naturellement se greffer certains problèmes actuels qui peuvent à mon sens, détruire le monde. Je ne suis pas une romancière réaliste. Je laisse le réalisme pur aux journalistes, aux essayistes. À mon sens, pour écrire le monde dans un roman, il faut le dépasser, le déborder, exagérer ses défauts et ses tares. Prendre des faits d’actualité qui me paraissent essentiels et les traduire de manière imagée, les transmuter dans une forme exorbitante, qui agit comme un microscope qui permet de voir au-dedans. L’écriture romanesque fait décoller des simples apparences. Et les déformations fantaisistes que mon écriture créée sont au plus près de la vérité. Ainsi, les antagonismes raciaux que je vois éclater chaque jour et dont je déplore l’existence, me font m’interroger sur leurs raisons, sur leurs motifs. Ils prennent dans La Fille Sauvage une tournure proprement catastrophique et atroce. À côté de la guerre des sexes, il y a la guerre des ethnies, des guerres à l’échelle individuelle mais qui n’en sont pas moins féroces.

Je crois qu’un spectre hante le monde, celui de la désincarnation. Par les écrans, l’hyper-réel, les manipulations génétiques. Par les informations trop nombreuses qui submergent et effacent la sensation vive du réel. Ce n’est pas un hasard s’il y a de plus en plus de gens seuls. Pour s’aimer, il faut avoir un corps. Mais les corps disparaissent, se diluent dans les modèles qu’on se croit obligés d’adopter. Les corps s’engluent derrière les écrans, les fausses images qui nous environnent et nous asphyxient.

J’ai toujours voulu écrire l’érotisme parce que si je suis entrée en écriture, c’est pour faire le maximum, le plus ardu, le plus difficile. Faire au mieux ce dont pourquoi j’avais été faite. Ecrire c’est un jeu intense, dangereux et sublime avec la parole. Ecrire ce qu’on ne peut pas dire. On peut se taire quand on fait l’amour. Les corps parlent. Mon écriture se glisse entre les interstices des corps en mouvement, pour être au plus près de notre réel. Ce corps sans lequel on ne serait rien et qu’on ne connaît pas.

« Nul ne sait ce peut le corps », dit Spinoza. Cette fameuse intuition des femmes ne vient ni d’en haut ni d’en bas. Je crois qu’elle vient de leur corps. J’ai voulu écrire le roman du féminin par l’écoute du corps. Le corps n’est pas séparé de leur pensée parce qu’elles sont toutes unies en elles-mêmes. Et pour exalter cette réunion, je me suis dit qu’il fallait que le personnage ne parle pas. Allais-je parvenir à cette sublime gageure littéraire : écrire les non-mots, la non-parole, le non-langage ? C’est ce que j’ai fait, en m’introduisant corps et âme dans le corps et dans l’âme d’une fille ensauvagée. Immergée dans la forêt ancestrale, en Mitsu comme en toutes les femmes, il n’y a rien qui dépasse. Et c’est justement par là, par l’exultation des orifices corporels qui sont des antennes plongées autour d’elles directement, qu’elles sont ancrées dans le vif du monde et de la réalité.

Le monde est malade du fait de la désincarnation. La désincarnation est l’apogée de la séparation de l’esprit et du corps. Certains aujourd’hui, pour tenter de remédier à cela, veulent être comme les animaux. Un retour éperdu à de mythiques origines. Le linguiste séducteur aux yeux bleu violet de La Fille Sauvage prône un retour très original aux origines. Dans son journal intime, est proposée une théorie sur la naissance de la langue qui prolonge celle, très belle, de Jean-Jacques Rousseau.

La cruauté ne manque pas dans ce roman. Il y a un chef d’entreprise, sa soif de pouvoir, sa volonté de tout écraser. Il y a les puristes, les sacrifices humains, les meurtres rituels, l’horreur.

Mais l’art romanesque ne se doit pas seulement de relever les défauts humains et les tares du monde. Sa tâche principale, n’est-elle pas de contribuer à y remédier ? La romancière a la mission de proposer un nouveau comportement humain, une façon nouvelle et meilleure de vivre les choses… La désincarnation, maladie du siècle, provoque l’impossibilité de l’amour. L’amour seul peut sans doute y remédier. Mon roman reprend une histoire qui, depuis la nuit des temps, fait rêver les petites filles et les petits garçons. Une créature, surnaturelle, d’aspect monstrueux et une fille innocente, belle. Par ce mythe revisité de la Belle et de la Bête du XXIème, La Fille Sauvage initie le cycle romanesque de la Comédie Inhumaine.

La Fille Sauvage, mon septième roman, paraît aux éditions de la Reine Rouge en octobre 2022.