L’amour est un fil invisible et indestructible que nul ne peut rompre. C’est pourquoi l’amour est le suprême de la vie. Mais la mort se trouve à l’autre extrémité de la vie. C’est l’absolu autre. Ce qui fait que l’absolu de l’amour est la mort.
Dans la sphère de l’amour, la mort n’est pas forcément morbide. Puisque l’amour est le suprême de la vie. Le suprême de la vie s’atteint par l’authenticité et la passion qu’on met dans le fait de vivre. Avec la passion et l’authenticité, l’idée obscure de la mort se renverse pour devenir un pôle stimulant qui pousse au vouloir-vivre. Et c’est peut-être l’un des plus forts éléments de stimulation au vouloir-vivre, qui exhorte à s’accroître, à aller vers les autres et à œuvrer dans le monde. Wittgenstein n’a jamais tant écrit que dans les dernières semaines de sa vie, quand il savait très bien combien de temps il lui restait à vivre.
Il faudrait vivre chaque chose en pensant que c’est peut-être la dernière et qu’alors on puisse se dire qu’elle n’est pas mauvaise, mais bonne. Cette pensée intériorisée et appliquée sans qu’on s’en rende compte forme l’aiguillon vers l’authenticité et la passion. Cet aiguillon ne pousse pas à la précipitation. Il ne s’agit pas de faire le maximum de choses très vite. Les actes importants requièrent leur temps. Et la totalité est l’ennemi de la liberté et de l’action. Authenticité et passion exigent de faire le choix très difficile mais le seul qui vaille la peine, accomplir d’être ce que l’on est, et soi seulement, qui repose sur l’hyperconscience de l’inéluctabilité de la mort.
L’hyperconscience ne touche le domaine ni du conscient ni de l’inconscient. L’hyperconscience n’est pas de l’ordre du conscient car elle ne se situe pas dans la vision claire et ordonnée des choses de soi et du monde. Mais elle ne relève pas pour autant de l’inconscient car elle ne se réfère pas au champ obscur et refoulé des affects et des pulsions. Pour ces raisons, l’hyperconscience ne résulte pas d’un croisement du conscient et de l’inconscient. Elle va au-delà de la conscience et l’inconscient. C’est un champ inexploré de la personne. Qui nous vient de l’idée-non-idée qu’on se fait de la mort.
Seule la mort peut s’éprouver sans qu’on puisse la connaître. Puisqu’on ne peut pas dire : je suis mort. En cela, c’est une non-idée. Mais c’est aussi une idée par le fait que la conscience éprouve la possibilité de la mort de l’être aimé et, par porosité pourrait-on dire, l’idée de la mort de soi. Alors, si la mort ne peut pas se dire, s’énoncer clairement dans le champ des idées, elle peut se montrer, s’exprimer par d’autres moyens que les abstractions et les concepts. Elle peut se montrer parce qu’on l’éprouve en pensant à la perte de l’être aimé et que l’on peut, dès lors, penser la mort de soi. C’est l’amour qui permet d’appréhender la mort. Dans ce sens, elle peut se montrer. Et pour cela, elle prend les voies de l’art, de la musique, de la fiction. L’idée-non-idée de la mort, qui forme le terreau de l’hyperconscience, est rendue possible par l’amour.
L’amour contient dans son noyau secret, ultime, l’empreinte déjà à venir de la coupure inexorable, fatale, sans fin et indestructible. Tout peut être mené à la destruction sauf la mort. L’action de la neutralisation est infinie. Seul l’amour a une couleur d’infini, comme la mort. Qui peut se montrer, non se dire, et s’exprimer donc exclusivement dans le domaine de la littérature, de la musique et de l’art. Peu ou prou, qu’on veuille le voir ou non, ce qui anime au plus profond la littérature, la musique et l’art sont la vie, l’amour et la mort.