Du narcissisme

Au départ, le petit être et le monde ne font qu’un. C’est le bain de l’indistinction originelle. Ce que Bébé voit, ce qu’il sent, respire et touche c’est lui, toujours lui, rien que lui, petit parasite de son entourage. Sa mère ou l’instance qui prend soin de lui, toute-puissante et nourricière, est son Dieu. Mais Dieu, il l’est aussi. Car il est cela pour sa mère qui voit en lui le paradis qu’elle a perdu en venant au monde, comme l’ont perdu vous et moi, tout un chacun. Bébé voit, sent, respire, touche et mange le monde comme le monde le voit, le sent, le respire, le touche et le mange, lui.

Mais Bébé pleure, crie. Il manque. De quoi manque-t-il ? Il ne le sait pas très bien lui-même mais il y a ce trou au fond de sa poitrine, de son ventre, de son esprit qui va l’aspirer dans son propre néant. Bébé se déchire du monde. L’indistinction originelle se fissure. Bébé se singularise, advient. Il crie. La main secourable se tend vers lui, lui procure ce dont il a besoin. Il reconnaît cette main comme autre, autre que lui-même. Et il va commencer à apprendre à pactiser avec cet autre, plus ou moins heureusement, avec les problèmes que cela, induit, besoin, demande, désir…

Il y a des adultes, et il sont de plus en plus nombreux, qui ne se séparent jamais du bain initial où l’être et le monde ne font qu’un. Ce type d’adulte, n’a pas le courage d’éprouver la séparation et la souffrance qu’elle implique. Il renonce à la traverser, à la surmonter. Il continue de faire comme si le monde, c’était lui. Il va prendre son entourage pour son serviteur. L’alentour doit correspondre à ce qu’il est, lui ressembler en tous points mais en restant inférieur bien sûr sinon cela signerait sa disparition. L’alentour doit le servir… Mais le monde existe indépendamment de lui. Il ne correspond pas souvent à ses demandes où il doit être juste sa pâle copie, dominé par ses besoins, ses caprices puisqu’il ne se reconnaît que lui comme étant légitime d’exister. Alors, il juge le monde hostile, ligué contre lui et se juge lui-même comme le pauvre soumis, victime. Il ne se rend pas compte qu’il est en vérité tout recroquevillé en lui-même, parce qu’il n’a jamais reconnu comme autre la main qui se tendait vers lui. Replié sur lui-même, il a cessé d’être nourri. Car il ne connaît que le semblable et réduit tout au même, c’est-à-dire à lui. Non nourri, il s’étiole, il s’asphyxie. En parallèle, il est agressif envers les autres parce qu’ils ne correspondent jamais à son image, il leur en veut à mort. Et lui-même, privé de l’oxygène et de la nourriture qui seules peuvent provenir d’autrui, est dans le mal, la mort. C’est ainsi que les narcissiques qui pullulent causent le mal et répandent la mort.

Au commencement, est le mal. Bébé qui n’a pas voulu grandir.

Oui, mais elle existe, la nostalgie irréductible du bain de l’indistinction originelle. C’est un phénomène indéniable. La transcendance est ce qui permet d’y revenir mais délivré de la pulsion de mort. Refuser la transcendance, c’est continuer à se prendre pour Dieu, quand Bébé et le monde ne faisaient qu’un. C’est ne pas admettre l’au-delà de soi, donc de l’autre radical. La transcendance est la base du désir qui pactise avec la souffrance et le mal. Car il ne faut jamais l’oublier : au commencement est le mal.