La Webmistress

Fiction parue dans Contes de l’an 2000, ouvrage collectif, La Musardine, 2000

Jil s’était déjà défait de ses chaussures et de sa chemise; son pantalon se retroussait sur ses pieds et l’emprisonnait. Posée au-dessus de son écran d’ordinateur, la webcaméra au boîtier presque inexistant, n’était qu’un œil, un gros œil anonyme et brûlant fixé sur lui. Dans la solitude de sa chambre, ignorant tout de ses voyeurs disséminés en chaque point de la planète, mais happé par l’œil qui le propageait jusqu’à eux, il s’en sentait pénétré directement. Et son pouls, dont les pulsations lui descendaient maintenant le long de la moelle épinière, se mit à battre plus fort. Il accentua les oscillations chaloupées de son corps, jouant de ses pectoraux saillants, remuant en douceur ses hanches fines. Il regardait l’œil comme on contemple la ligne d’horizon, mais un horizon si proche qu’il pouvait le caresser. Une petite goutte de sueur lui coula sur le front tandis que son visage d’ange rosissait. Mais se pouvait-il vraiment que la ligne d’horizon fût si proche? Il commença à bander et à se toucher le torse, le ventre, les épaules, hypnotisé, prêt à aller jusqu’au bout de ce que l’œil lui commanderait. Une peur délicieuse, excitante, faisait vriller chaque molécule de sa chair. Alors, il passa la main dans l’ouverture de son slip jaune, l’y laissa quelques instants. Chaque molécule, aspirée par l’œil, se diluait dans l’infini. D’un geste décidé il arracha le velcro de son dernier vêtement qui s’ouvrit de part en part tel une peau de banane pour venir s’échouer au sol. La nudité toute dégagée, il était en érection totale. La toison pubienne comme la chevelure, d’une blondeur cendrée, semblèrent briller plus fort. Les doigts pâles s’enroulèrent sur le membre. Et les yeux se fermèrent dès qu’il entreprit de se branler… Le jus éclata, éclaboussant les écrans d’ordinateur du monde entier.

Jil reprit son souffle et rouvrit les yeux. Jil avait joui et en face de lui l’œil n’avait pas bougé. Mais que voulait l’œil ? Sans doute, il lui en fallait davantage. Jil sourit, se dégagea les pieds du pantalon et courut tout nu dans la cuisine. Quand il revint se positionner devant la webcam, sa main droite tenait un grand couteau. La lame qui se baissait étincelait sur ses poils pubiens à la blondeur irisée. Au moment où elle allait plonger dans la chair, Jil, d’un doigt tremblant, débrancha la caméra.

Juste de l’autre côté, au bout d’un des innombrables câbles, Tagra semblait morte. Assise torse nu devant son ordinateur translucide et violet, elle respirait à peine. Cognant presque contre l’écran, sa tête pendait vers l’avant. Ses cheveux noirs, humides, dessinaient des palmes sur ses seins, les deux petits obus bien dressés. Après quelques secondes, elle inspira et expira fortement plusieurs fois, essayant de remonter à la surface. Elle redressa la tête, deux bonnes joues, les sourcils arqués comme de minces croissants de lune, le nez qui s’évasait vers le bas, le gros cœur formé par ses épaisses lèvres sombres, les yeux très ronds et légèrement globuleux. Fixant le moniteur sur lequel le jeune homme venait de disparaître, elle s’ôta les boules de geisha. Elle se mit à écrire d’une main tandis que l’autre les faisait cliqueter avec nervosité, six sphères bleu cobalt. Quelques instants plus tôt, avant de se branler en observant Jil sur lequel elle était tombée par hasard, elle avait commencé à travailler sur un site commandé par sa dernière cliente, une archéologue au pseudonyme cybernétique de Binah. Elle ignorait l’aspect de celle-ci. Les deux femmes ne s’étaient jamais rencontrées, communiquant entre elles par téléphone et par e-mail. Tagra s’arrêta sur une image qui la fit éclater de rire. C’était un vase peint : une femme debout, de profil, en chignon, vêtue d’une longue robe plissée, tenait une cruche d’une main et, de l’autre, arrosait une rangée de godemichés de soixante centimètres de haut, plantés en terre à la verticale. Drôle d’idée! se dit Tagra, voilà qui pourrait me donner des envies… Puis elle lut la légende, détail d’un vase grec, -430. Elle se dit que cela faisait seize jours qu’elle n’avait pas quitté l’appartement. Elle enregistra et courut enfiler un maillot de bain. Sa peau était douce, foncée, avec toujours de grandes difficultés à cicatriser. Et après avoir revêtu une longue chemise à carreaux et lacé en jurant ses sandales à semelles compensées, une espèce de socques, elle claqua à grand bruit derrière elle la porte de la maison.

À la piscine, elle fit à la nage papillon une cinquantaine d’allers et retours effrénés, éclaboussant et cognant les autres nageurs, très nombreux ce jour-là. Certains poussaient des cris indignés. Mais Tagra ne s’en souciait pas. Elle avait mauvais caractère et se plaisait à ennuyer tout le monde. Cela faisait partie de sa réputation, outre sa grande adresse informatique bien sûr. Enfin, exténuée, dans sa cabine, elle s’arracha du corps le maillot une-pièce. Elle l’étira pour le nouer en turban autour de sa tête. Terminant de boutonner sa robe-chemisier, elle s’éloigna de la piscine d’un pas vif, les socques à la main. Et ses pas la menèrent au Bazar.

Toutes ses transactions de travail s’opéraient à partir de chez elle. Avec la piscine, le Bazar était le seul point de La Ville où elle se rendait régulièrement. Tenu par un couple, les Benjamin, qui l’avaient ouvert sept ans plus tôt, il accueillait Tagra depuis qu’elle était webmistress. Quand elle désirait se détendre, l’arrière-boutique, avec ses nombreuses petites chambres aux activités diversifiées et pour la plupart illégales ( elle ne les connaissait pas encore toutes ), offrait tout ce qui se faisait de mieux dans le moment. Ces sortes de back-room n’étaient réservées qu’aux grands spécialistes de l’informatique et à quelques utilisateurs élus qui, seuls, en connaissaient l’existence. Sinon pour les autres, ce n’était qu’un bazar au genre difficilement discernable, que les Benjamin maintenaient à dessein en désordre. Ils représentaient pour elle une famille, elle qui avait depuis son adolescence rompu tous les liens. Ils se faisaient bien âgés à présent.

Pieds nus et assoiffée, elle poussa les battants de la porte qui produisirent une douce musique. Elle s’avança dans la pénombre délicieuse. Le lieu était désert.

“ Bonjour Tagra! ” chevrota une voix frêle de vieillard.

Tagra, qui n’avait toujours rien vu, sursauta. Derrière un comptoir encombré d’ustensiles apparut la tête toute ridée de Karol Benjamin, militaire à la retraite et mari d’Alice.

“ Bonjour Benjamin! ” répondit Tagra en prenant place au sommet d’une grosse pile de vêtements jetés par terre.

Elle regardait partout dans la pièce en se rongeant les ongles. Aujourd’hui, ne se sentant pas d’attaque, elle souhaitait qu’Alice fût absente.

“ Comment marchent les affaires ? dit Karol. Toujours à merveille, bien sûr. Pour toi, petit nénuphar frileux, c’est tout le reste qui est en dérangement, pas vrai? Alice se plaint de ton absence. Dommage, cette après-midi elle est sortie. Je crois qu’elle est allée au zoo avec des copines. Pourquoi tu ne prendrais pas rendez-vous avec elle ? Je lui transmettrai le message.

— Je n’ai pas envie, répondit Tagra d’un ton bougon. Mais ses yeux prirent leur mixte de couleurs fascinant où parfois tourbillonnaient en vous happant du vert, du gris acier et du violet, bronze en fusion.
— D’accord, tu n’as pas envie aujourd’hui… Mais dans les jours qui viennent, tu le voudras, non ?
— Jamais! Plus jamais!
—Ah bon! fit-il en écarquillant les yeux. Tu fais la méchante mais ton vieil ami Karol, lui, sait que ce n’est pas vrai.
— Tu m’emmerdes, rétorqua-t-elle d’une voix sèche. Tu es un vieux cinglé, voilà tout ce que tu sais. ”
Karol Benjamin pouffa de rire. Mais son visage redevint sérieux presque aussitôt, très très sérieux.
“ Les envies, petit nénuphar, ce n’est pas comme tu le penses, dit-il d’un ton léger. Ça n’arrive pas tout seul, ça se commande. ”

Tagra se leva sans aucune grâce, dans un bond maladroit et violent qui dissémina la pile de linge. Elle donna une bourrade à Karol et quitta la boutique en toute hâte. Pendant qu’elle s’était penchée, Karol, ébloui, avait lorgné avec gourmandise les fesses et la toison pubienne que la chemise, en volant, avait un instant révélées.

Quelques minutes plus tard, les cheveux ébène comme au temps de sa jeunesse, appuyée sur une canne au pommeau d’argent, Alice Benjamin poussait les battants mélodieux de sa boutique. Quand Karol, un peu soucieux, lui raconta la visite de Tagra et son refus de revenir, “ pas d’inquiétude, murmura-t-elle d’un ton impérieux, nous la reverrons très bientôt, bien plus tôt que tu ne crois! ”

Soulagé, Karol sourit à sa chère femme. Et celle-ci, lui rendant son sourire, lui asséna trois gifles mais assez doucement pour une fois.

Tagra peaufinait la page où se découpait le vase grec, image fournie par Binah. Tagra, à la hauteur de sa réputation, s’était déjà montrée très désagréable envers elle. Mais celle-ci contrairement aux autres ne se laissait pas ébranler. Et ce comportement attisait l’intérêt de Tagra. À défaut de l’aborder de visu, la webmistress eut envie de l’appeler au téléphone. Elle avait pour elle quelques questions précises.

“ Vous avez raison, lui disait la voix. Il faut que vous sachiez un peu de quoi il retourne. Elle n’arrose pas des godemichés, non! D’ailleurs, ce ne sont pas des godemichés, mais des phallus.

— Quelle différence ? maugréa la webmistress en ramassant les boules de geisha. Ses yeux avaient pris la teinte du bronze en fusion.

— Des phallus sacrés, je précise. Et là, l’officiante les lave car les phallus ont besoin d’être purifiés… ”

Mais Tagra n’écoutait pas ces informations dont elle se fichait bien. Tout en travaillant sur l’ordinateur, elle enfila les boules dans son sexe à l’épaisse toison. Bercée par la voix de sa cliente, elle les actionnait avec agilité, de plus en plus vite jusqu’au moment fatidique où… Mais cette stupide Binah salua et raccrocha. Les boules s’immobilisèrent en elle, toute désemparée, les tétons hérissés, vulve dilatée, fondante. La belle voix de sa cliente continuait de lui couler douloureusement dans l’oreille. Ah! elle avait envie de la tuer! Pourrait-elle jamais se calmer ? Une cigarette, maintenant, vite! Allait-elle l’allumer ? Non, il ne faut pas! se disait-elle. Je ne dois pas recommencer, pas si tôt. Mais que faire d’autre quand une pimbêche venait de vous laisser tomber au moment crucial ? Bon, elle allait se diriger sur un site qu’un habitué du Bazar lui avait indiqué quelques jours plus tôt. Elle fit dérouler son menu de signets personnels et s’arrêta sur l’adresse convoitée. Deux couples hétérosexuels étaient en train de faire l’amour. La prunelle de bronze se raviva soudain. Sans réfléchir, elle alluma une cigarette. Est-ce qu’elle allait vraiment faire cette chose ? Oh non! Pourquoi devait-elle toujours faire ça ? Pourquoi ? Pourquoi ? Sous ses yeux, les quatre personnes se pourléchaient en rythme toutes les parties du corps. Tagra tirait des bouffées de plus en plus nerveuses. Et sa vision s’embrumait. Pleurait-elle ? L’une des femmes s’arc-bouta, la bouche grande ouverte. Alors, un beau sourire ouvrit la bouille lunaire de Tagra. Elle retourna le bout de la cigarette, l’écrasa sur son sein nu, créant une nouvelle brûlure venant s’ajouter aux dizaines d’autres qui très péniblement essayaient de cicatriser.

Subitement, au cœur de la nuit, la paire d’yeux s’écarquilla. Seule au fond des prunelles, la couleur grise, acier froid, guettait… telle un animal à moitié mort. Venant de faire un cauchemar où elle avait vu l’angoisse personnifiée, entité physique et trop réelle, se dresser d’un bloc pour la dévorer, il lui semblait l’avoir combattue toute la nuit, depuis le moment où elle avait posé sur le lit sa tête douloureuse. Sans savoir qui, de l’angoisse ou elle avait gagné, Tagra éternua et se mit à tousser. Un élancement courut sur son sein. Elle se souvint alors et ricana dans le noir, se moquant d’elle-même. Juste après chaque brûlure, un désir urgent, horrible, la tyrannisait toujours, celui de vite recommencer. Piégée par le cercle vicieux du mal gratuit stupidement auto-imposé, du repentir, énervant à son tour et qui appelait à cor et à cri le mal de nouveau… Cette punition délectable. Tagra bondit du matelas à la recherche des cigarettes. Elles devaient certainement se trouver dans le bureau, cachées dans un tiroir ou plus probablement à côté de la souris.

Il y eut un bruit, un grincement de porte, puis un autre. En se couchant, elle avait laissé les fenêtres ouvertes. Et maintenant, dans le noir presque opaque de la nuit, le vent dansait chez elle.

Revêtu d’un peignoir de bain, assis en tailleur sur un canapé de cuir blanc, l’homme tenait à deux mains tout près de son visage un petit bol. Il gardait les yeux fermés. Interdite, Tagra, immobilisée devant l’écran, oubliait les cigarettes. Il posa le bol sur la table basse de verre. Il avait relevé les paupières, son visage, de forme allongée, était sérieux, élégant. Tagra ne voyait pas la couleur de ses yeux. Sans regarder la caméra, il se leva, le peignoir bien resserré sur lui. Soudain, il passa dans une antichambre où il se mit à feuilleter un magazine. Tagra eut des frissons, émue devant le travail de cet homme. Il avait donc installé dans plusieurs pièces des caméras qu’il déclenchait tour à tour, suivant le fil de ses déambulations. Placées en hauteur, elles offraient une vue panoramique et plongeante. Quiconque le désirait pouvait ainsi le voir évoluer chez lui, en direct, à toute heure du jour et de la nuit. Ce qui fascinait Tagra, c’était que tout le dispositif et les intentions de cet être vous permettaient de l’observer exactement comme si vous n’étiez pas là. Il n’accomplissait devant les yeux à jamais ouverts du monde que des actes ordinaires, quotidiens qui ne vous étaient pas spécialement destinés. Et Tagra se sentit dans la position de celle qui précisément allait tout absorber de lui, branchée en direct sur son intimité. Lui. Mais qui était-il? Comment s’était-il retrouvé affiché sur son écran d’ordinateur ?

Elle se précipita et s’assit devant son bureau. Elle tira une cigarette du paquet. La curiosité l’excitait plus que tout autre chose. Elle regarda l’adresse du site de l’inconnu, inscrite en petit, en haut de l’écran et lut : www.walcamlive.com 1/10/00 22:55:50.

L’homme se trouvait devant un lavabo quand Tagra releva la tête. Une main dans la poche, il se brossait les dents. L’index de Tagra tapa sur la touche retour. La home-page du site apparut enfin sur l’écran. Instinctivement, en connaisseuse, Tagra apprécia tout de suite le style et la grâce de la présentation. Tout le fond était bleu outremer. Le titre, dans le centre haut, clignotait en lettres noires : walcam. Dans la moitié haute de l’écran, l’on voyait une photographie en pied de Wal, vêtu d’un pantalon vert et d’une chemise blanche, souple, ouverte sur sa poitrine. Il fixait l’objectif d’un regard froid où brillait un clignotement ironique qui l’électrisa. Enfin, en bas à gauche, figurait : “ Walter J. Zonger Pittsburgh PA. ” Sur la droite, se trouvaient les différentes rubriques, les diverses portes sur les jardins enchantés que Tagra se promit de visiter plus tard. Pour le moment, elle se contenta d’en lire les titres : 1° walcam, permettant de l’observer dans son appartement; 2° walgallery; 3° observance. Elle alluma sa cigarette et tapa sur walcam.

“ Salaud! ” siffla-t-elle entre ses dents. Et dans ses yeux maintenant vrillait en s’échauffant l’étrange effet du bronze. “ Salaud! ” répéta-t-elle. Pendant qu’elle avait examiné la home-page du site, cet idiot de Walter était passé dans la chambre et s’était couché. Et elle, elle avait tout loupé du spectacle. Douillettement installé sous la couette, il semblait prêt à gentiment s’endormir. Tagra enrageait de ne pas l’avoir vu nu. Elle pouvait voir des cohortes d’hommes et de femmes nus sur Internet, des professionnels ou non du sexe, suivant ses loisirs, ses possibilités du moment. Elle le pouvait, oui, mais elle n’en avait plus du tout envie. C’était Walter tout simple, dans un site non sexuel qui l’intriguait!

La tête bourdonnante, elle se leva, la cigarette allumée dans la main. Elle entendit à nouveau le vent faire grincer les portes et s’entrechoquer la vaisselle sale qu’elle avait mise à tremper dans l’évier de la cuisine où Tagra se trouvait maintenant. Elle plongea ses bras jusqu’aux coudes dans une marmite où de l’eau souillée stagnait. Elle ne prit la peine ni de fermer les fenêtres ni d’essuyer ses bras dégoulinants. L’esprit tout empli de Walter, elle retourna se coucher. Le mégot resta dans la marmite, perdu au milieu de diverses épluchures qui depuis quelque temps y surnageaient.

Quand elle travaillait, la webmistress s’immergeait dans une concentration dense mais papillonnante. Elle ouvrait plusieurs sites et plusieurs fichiers simultanément. Elle passait de l’un à l’autre avec souplesse, de façon tout à fait naturelle. Comme si elle était dotée d’un nombre infini de doigts, au bout desquels se tenaient tous les lieux du monde qu’elle consultait tour à tour. Soit pour glaner les données nécessaires à l’ouvrage qu’elle était en train de réaliser. Soit pour contenter son plaisir propre; comme ce jour où elle avait fait la rencontre de Jil, l’exhibitionniste de la masturbation.

Tagra était une insatiable exploratrice du Net. Or depuis bientôt une semaine, tout en s’occupant de la commande archéologique faite par Binah, elle ne pratiquait qu’un site unique.

Wal. Walter J. Zonger. Elle le regardait vivre depuis plusieurs jours et cela lui plaisait bien.

Elle avait certes été déçue par son journal qui ne décrivait que ses expériences sportives passées. Wal avait beaucoup fréquenté les salles de gymnastique pour résoudre, disait-il, un problème cardiaque. La rubrique « walgallery » s’était avérée plus intéressante, avec des photographies de Wal dans des tenues excentriques, une simple chemise nouée autour de la taille, les biceps nus mis en valeur, ou bien cette autre : Wal flottant dans une lumière rouge, avec pour tout vêtement une guirlande de bougies électriques, le sexe judicieusement laissé dans la pénombre. Elle n’avait jamais pu le surprendre nu. Elle ignorait sa profession et à vrai dire c’était la question qui l’intriguait le plus. Allongé à plat ventre sur son lit, il pianotait souvent sur un ordinateur portable. Il n’avait encore reçu personne, vivait seul chez lui, souvent la nuit, se levait tard. Elle avait regardé la télévision avec lui. Car lorsqu’il suivait un film, il dirigeait la caméra sur le poste, ce qui amusait beaucoup Tagra. Elle l’avait vu aussi prendre son petit déjeuner, installé dans une cuisine très claire, pleine de charme. Et Tagra trouvait du reste assez à son goût l’ensemble de l’appartement, du moins les pièces qui lui étaient accessibles; car elle se doutait bien que Wal lui réservait encore quelques coins cachés. Elle ne pouvait pas atteindre par exemple la cabine de douche ni les toilettes. Et elle n’avait encore jamais pu le surprendre en train de s’habiller ou de se déshabiller. Le Wal le plus dénudé qu’elle avait pu admirer jusque-là avait été un homme en slip, bien en chair, aux jambes sveltes, épaules rondes, une silhouette comme elle les aimait, ni trop velue ni pas assez, bien découplée, les muscles d’un aspect ferme. La couleur de la peau aussi lui plaisait, d’un marron clair presque cuivré. À l’heure actuelle, elle ne pouvait pas bien sûr en apprécier le grain ni l’élasticité; c’étaient des éléments dont elle s’occuperait plus tard. Du moins, se le promettait-elle, ce qui ajoutait encore à son excitation.

Mais là où la webmistress s’émouvait le plus, c’était quand elle le regardait dormir. Entre ses draps, il livrait tout de lui-même, dans ces moments où il était le plus vulnérable, entièrement fermé au monde et vraiment exposé, inconscient.

Quand il était éveillé, jamais il ne regardait la caméra comme pour faire un clin d’œil aux voyeurs. Non, il se comportait comme s’il était seul, vraiment seul, alors que de tous les points du globe l’on pouvait entrer chez lui…

Tagra fut si bien accaparée par cette nouvelle distraction que durant six jours elle ne pensa pas une seule fois à se brûler les seins. Elle ne s’en rendit même pas compte.

À cause d’un rêve idiot, brumeux, elle s’était réveillée ce matin-là plus tôt que d’habitude. En somnambule, elle se dirigea vers son ordinateur, sur walcamlive.

Vêtu d’un costume bleu électrique aux lignes pures, penché au-dessus d’une valise posée sur le lit, il était en train de faire ses bagages. Ahurie, Tagra se demanda si elle ne rêvait pas. Mais quand il rabattit le couvercle, Tagra, déjà, frémissait de rage. De quel droit se permettait-il de partir ? Elle savait que Wal, lorsqu’il sortait, branchait la caméra sur le dehors de l’appartement. C’était ainsi qu’elle avait appris qu’il habitait une rue calme, bordée de maisons individuelles avec jardinets. Elle frappa du poing sur la table. Voici la seule vision qu’il allait lui offrir durant un nombre inconnu de jours ? Quel culot!

Walter, la valise à la main, se regarda une dernière fois dans le miroir.

“ Mais oui, tu es beau ”, murmura-t-elle d’une voix pleine de colère.

Il ouvrit son ordinateur portable et fit des manipulations qui l’intriguèrent beaucoup. Au bout de quelques secondes, elle comprit et hurla des jurons infâmes. Sur l’écran de Tagra, le site de Walter J. Zonger s’effaça. L’homme venait de retirer son site du Réseau.

Sans parapluie sous un gros orage, Tagra, protégée par un imperméable à capuche, contourna la devanture du Bazar.

Il était vingt-trois heures et le Bazar « normal » était fermé. Dans la cour, elle monta les trois petites marches et frappa à la porte. L’ « hôtesse » de l’arrière-boutique la fit entrer avec un beau sourire en lui proposant un chocolat pour la réchauffer. C’était une jeune femme aux manières gracieuses, vêtue d’une robe noire moulante et stricte, coiffée d’un chignon bas, châtain, avec son habituel collier de perles blanches autour du cou. Sa principale caractéristique était une façade d’amabilité extrême qui trompait les nouveaux venus. Derrière cette attitude, elle avait en fait ses lubies et ses têtes; et comme toutes les décisions importantes passaient par elle, c’était elle ici qui faisait la loi. Tous les habitués du Bazar ambitionnaient d’être dans ses petits papiers.

“ Merci Charlotte, pas de chocolat ce soir. Je suis pressée. Est-ce qu’Alice peut me recevoir ? dit Tagra d’une voix faible.

— Je vais voir ce que je peux faire, Mademoiselle ”, répondit Charlotte en la fixant d’un œil inquisiteur.

En tant que membre privilégié du Bazar, la webmistress n’attendit que quelques minutes avant de pénétrer dans la chambre d’Alice qu’elle connaissait, pour s’y être rendue quelquefois. Dès qu’elle franchit le seuil, elle fut encerclée par l’habituelle odeur de lavande.

Allongée dans un lit immense, presque surélevé, d’une boiserie très sombre, Alice Benjamin, bordée jusqu’au menton, paupières baissées, sommeillait. Son visage avait gardé sa grâce féerique, d’autant plus irréelle chez une femme si âgée. De part et d’autre, ses cheveux noirs zébraient violemment le coussin, si moelleux que sa petite tête semblait s’y enfoncer. Tagra sourit en l’apercevant. Elle suivait avec attention, sur les paupières d’Alice, presque pas ridées comme le reste de sa peau, les petites veinules mauves qu’elle adorait. Cette femme, le seul être pour qui elle éprouvât de l’affection, était aussi la seule à l’intimider.

Elle s’assit à son chevet et se mit à la regarder intensément.

“ J’ai été souffrante toute la journée, dit Alice en gardant les yeux fermés. Je sens que mon petit nénuphar est particulièrement frileux ce soir. Qu’est-ce qu’il lui arrive ? Tu es venue chercher du réconfort, n’est-ce-pas ? Dis à Charlotte de t’installer dans la pièce rose. Tu y seras beaucoup mieux, plutôt que de moisir ici avec une vieille femme. D’ailleurs, Charlotte allait je crois te passer un petit coup de fil pour t’inviter. ”

Elle ouvrit enfin les yeux, d’un noir un peu fauve, qu’elle garda rivés au plafond.

“ Nous venons de recevoir des CD-ROM… des CD-ROM érotiques, excellents! reprit-elle en toussotant. Ils sont quelques-uns, là-bas, en train de les expérimenter. C’est tellement génial que même les utilisateurs n’ont pas pu s’empêcher de s’y mettre… tu vois ce que je veux dire. Dans la pièce rose, la partouze mène déjà bon train. Imagine comme ça doit être fascinant; on ne fait plus de différence entre ce qui se trame sur l’écran et ce qui se déroule dans la salle. C’est une partouze colossale, infinie, aux multiples possibilités!

— Écoute, je ne suis pas venue pour ça, murmura Tagra en jetant sa tête dans le giron d’Alice. Je n’en peux plus. Moi, j’ai envie de me tuer.

— Oh! Oh! Oh! s’exclama la vieille dame avant d’éclater de rire. Mon petit nénuphar frileux vient d’éprouver une déconfiture cybernétique, je le sens bien. Qu’est-ce que tu veux, il faut bien que ça arrive aussi, tu ne crois pas ? Dans ces cas-là, il faut s’éloigner un certain temps de toutes ces choses. ”

Elle tourna enfin la tête vers Tagra pour la considérer quelques secondes sans rien dire. Son œil savait scruter très profondément. Tagra, toute frissonnante, ne baissait pourtant pas le regard. Le sourire apparut enfin sur le visage d’Alice, découvrant ses dents minuscules, artificiellement régulières et blanches, de petites perles ou des dents d’enfant. Elle regarda à nouveau le plafond.

“ Mon petit, viens plus près de moi ”, reprit-elle.

Timide, Tagra s’approcha et lui touchant la main, l’écouta tout doucement murmurer :

“ Qu’est-ce qui t’empêche de t’offrir une petite gâterie ? ”

Tagra sursauta. Elle trouvait tout à coup que cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas fait une nouvelle acquisition. Au Bazar, elle se pourvoyait généreusement en objets divers, les cybernétiques aussi bien que les sexuels. Alice poursuivit :

“ Qu’est-ce que tu dirais d’un godemiché un peu spécial ? ”

La prunelle de bronze, tapie dans l’œil de la webmistress, se mit à vaciller. Tagra raffolait de ces équipements-là. Elle les collectionnait avec gourmandise, en possédant de plusieurs sortes, de toutes les couleurs et en différentes dimensions.

“ Charlotte vient d’en dénicher un, magnifique, dit enfin Alice en rompant le silence. Enfin, je ne suis pas sûre qu’il te plaise. Il est vraiment particulier. Il faut être habituée, tu sais…

— Montre! ” s’écria Tagra.

La main d’Alice plongea sous la couverture et le ressortit.

“ Mince! C’est qu’on peut se blesser avec ça, murmura Tagra, le souffle coupé.

— Je te l’avais dit, persifla Alice, malicieuse. Ce n’est pas un article pour toi.

— Mais non, mais non, s’exclama Tagra en lui tapotant la main. Ce n’est pas parce que je n’en ai pas des semblables que je ne pourrais pas m’y faire! Qu’est-ce que tu crois ?

— Je ne suis pas là pour croire, répliqua la vieille dame d’une voix sèche. Moi, en ce moment, seule la marchandise m’intéresse. Et je sais qu’un objet comme celui-là vaut très cher.

— Combien ?

—Hors de prix. Du moins si on cherche à l’évaluer avec la monnaie courante.

— Avec quoi d’autre ? susurra Tagra, de plus en plus intéressée.

— Échange… Si tu me rends un service, il est à toi. Sinon, je le vendrais très cher à un vieil habitué de la maison, très fortuné, qui m’en donnera un bon prix. Cependant, ce soir je suis malade et je te fais cette faveur. Si tu acceptes le marché, il est à toi. Mais je suis sûre que tu ne vas pas accepter.

— Parle toujours.

— Nous avons un nouveau client, un homme d’âge mûr, très important, un Japonais. Il recherche des poils pubiens de jeunes filles. Mais ce n’est pas tout. Il veut aussi assister au rasage, derrière un miroir sans teint. ”

Si elle s’était trouvée dans son état normal, Tagra n’eût jamais accepté un tel accord. Mais l’abandon de Walter la bouleversait tellement qu’elle se sentait prête à vivre n’importe quoi.

“ On peut faire ça quand ? demanda-t-elle.

— Eh bien… voyons… maintenant, si tu veux ”, répondit Alice en se redressant.

Dix minutes plus tard, Tagra, Alice et Charlotte s’isolaient dans une pièce minuscule, où se trouvaient simplement un lit à une place, une chaise, un tabouret. Le miroir couvrait entièrement la paroi d’un mur. Charlotte effectuerait le rasage. Elle posa sur le tabouret le nécessaire pour l’opération. Puis se tournant vers Tagra, de sa voix doucereuse, elle lui demanda de se préparer. Tagra dégrafa maladroitement son pantalon qu’elle baissa à mi-cuisses et se mit à tirer latéralement sa culotte comme si elle ne sût quoi en faire. Elle regardait à la dérobée autour d’elle d’un air effaré.

“ Oh! ce que vous êtes tendue! lui dit Charlotte en s’approchant. Décontractez-vous sinon je risque de vous faire mal.

— Charlotte a raison, renchérit Alice. Tagra, mon petit, il faut que tu sois à l’aise. Tu n’as qu’à te mettre nue, tiens! Tu peux poser tes vêtements là, sur cette chaise. ”

Et, ironique, la vieille dame lui pointa la chaise du doigt. Alice et Charlotte la fixaient avec une telle expression, froide mais intense, que Tagra en était toute troublée. Son malaise croissait, une excitation ambiguë qui la fascinait. Mais que diraient-elles au sujet des marques sur sa poitrine ? Elles allaient bien mal la juger! Tagra ne perdait pas de vue que derrière la cloison, un homme, un inconnu, était en train de tout observer. Elle s’avança vers la chaise qui était contre le miroir. Puis elle se déshabilla complètement. Personne ne sembla s’inquiéter des cicatrices. Seule la nudité avait de l’importance.

Le corps couvert de petits frissons, elle s’allongea sur le lit, les jambes écartées. Alice se plaça devant la fenêtre, le dos tourné maintenant. Charlotte, penchée vers le tabouret, préparait la mousse et le rasoir. Un silence profond tomba dans la pièce.

Tagra ressentait par-delà le miroir la présence de l’homme… tapi… alors qu’elle, elle était nue devant lui. Les pointes de ses seins se redressèrent. Elle s’arc-bouta, voulant regarder ce qui allait se passer. Mais Charlotte appuya sa main contre son épaule pour la recoucher. Le contact des doigts de Charlotte, pourtant glacés, l’excita doublement. Charlotte avait de grands doigts maigres aux ongles longs, comme des pattes d’araignée qui, habiles, prenaient Tagra dans le piège. Celle-ci n’avait plus qu’à se laisser faire. Et son sexe, échappant à tout contrôle, s’humidifiait, s’amollissait. Charlotte, la main sûre, commença à le savonner. Tagra frémissait de plaisir, imaginant le foutre se fondre avec délice à la mousse onctueuse qui éclatait de bulles. De derrière le miroir, il lui semblait sentir le souffle de l’inconnu ruisseler sur ses seins aux pointes sorties, sur son ventre de velours sombre, sur sa vulve offerte qui s’épandait.

La présence d’Alice, inutile aux yeux de Tagra, lui paraissait d’autant plus inquiétante. Était-ce le Japonais qui avait exigé cela aussi ? Quel genre d’être était-ce ? Charlotte, très lentement, se mit à la raser. Sa main libre lui frôlait parfois le mont, les lèvres ou les cuisses. Existait-il beaucoup d’hommes ayant le même goût que lui ? Mais que faisait-il ensuite de toutes ces toisons recueillies ? Tagra se dit que sans aucun doute en ce moment il était en train de se branler. Alice ne lui avait parlé que d’un seul spectateur. Mais peut-être que là, derrière le mur, ils étaient plusieurs à ne rien perdre de sa nudité, de sa position humiliante, de son abandon presque total…

Quand elle sortit ensuite sur le trottoir mouillé, elle perçut son pubis rasé, mis à nu violemment. Cela lui donnait de drôles d’envies. Sans sa toison, elle se sentait tellement nue et fragile, démunie de toutes ses défenses… Elle ne savait pas si elle devait en rire ou en pleurer. Seule comme ça, dans la rue, elle se savait exposée et vulnérable, prompte à être enlevée. Dans la poche de son imperméable, bougeait le godemiché extravagant qu’elle venait d’obtenir. Mais tout autour, le monde, le monde sans Wal à observer, allait-il continuer à tourner ? Perplexe, Tagra se faufila dans la nuit.

Dans un bar boîte de nuit, sur une péniche, Tagra dansait frénétiquement depuis une heure, quand son téléphone se mit à sonner. Les yeux dans les yeux avec un jeune homme depuis un bon moment, elle porta à son oreille le récepteur, tout en dansant .

“ C’est Charlotte! murmura la voix. Venez vite. Ce Monsieur est très pressé, il n’est pas d’ici. Il désire instamment vous rencontrer. Il dit que vous avez tous deux des données importantes à échanger. ”

Tagra revit alors la séance de tout à l’heure, au Bazar, devant le Japonais. Il a déjà mes poils intimes, se dit-elle, qu’est-ce qu’il lui faut de plus ? Elle raccrocha sans même se soucier de prendre congé. En face d’elle, le jeune homme qui se trémoussait, se rapprocha encore un peu plus.

“ Et si on partait ? ” lui glissa-t-il à l’oreille.

Elle sourit, lui posa les mains sur les épaules et l’embrassa sur la bouche, d’abord lèvres fermées. Mais elles s’ouvrirent bientôt. Et leurs langues, fleurs mouillées, s’enroulèrent…

“ Je ne sais pas comment tu t’appelles, dit-elle comme ils entraient dans l’appartement du jeune homme.

— Appelle-moi comme tu voudras ”, lui répondit-il.

Il était grand, châtain foncé, avec un visage régulier et un regard brun très sensible.

“ Pour cette nuit, tu seras Jil et moi Tagra ”, dit-elle.

Quand ils se déshabillèrent, il aperçut avec horreur les marques de brûlure sur les seins. Il recula d’un pas. Il la considérait maintenant d’un air absent. Elle lui raconta qu’elle avait fait une mauvaise rencontre, qu’un détraqué, après lui avoir fait l’amour banalement, l’avait ensuite attachée de force, malgré ses vives protestations et l’avait brûlée avec des cigarettes. Jil, en silence, la regardait d’un air inquiet. Elle se rendait compte qu’il hésitait. Devait-il ou non la croire ? Elle se sentait perdue. Si elle devait renoncer à finir la nuit en sa compagnie, elle ne savait pas ce qu’elle deviendrait. Elle s’estimait absolument incapable de la passer seule. Rentrer maintenant chez elle était une perspective qui la terrifiait. Là-bas, l’attendait son ordinateur, avec son réseau gigantesque dépourvu de Wal… Elle lui sourit gentiment, s’approcha un peu de lui et posa la tête, toute échevelée, au creux de son épaule… Il se détendait peu à peu. Elle percevait sa chair s’attendrir et vibrer. Enfin, il l’attira tout contre lui, la serra par la taille et la coucha doucement.

Faire l’amour avec lui procurait une anesthésie bénéfique, un oubli momentané qui la délivrait. Dans l’intempestif du plaisir, elle s’évadait de son obsession. Elle jouit avant Jil qui la serra fort dans ses bras. Son regard, enfin, s’absenta derrière le voile que Tagra adorait voir tomber dans les yeux des hommes.

Quelques instants plus tard il retira le préservatif qu’il lança dans la corbeille à papiers, alluma une cigarette. Elle, elle se leva. Elle sortit de la poche de son imper son nouveau jouet. Jil suivait tous ses gestes du coin de l’œil. Elle le posa près de lui. Sur l’imprimé chatoyant du drap, l’objet lui sembla encore plus merveilleux qu’au moment où elle l’avait découvert dans la chambre d’Alice. Découpé dans une luxueuse matière, noire et brillante, il s’animait sous ses yeux d’une vie… animale ou divine.

“ Hey! s’écria-t-il dès qu’il l’aperçut.

— Tu connais ? demanda-t-elle, dans une expectative qui accélérait les battements de son cœur.

— Bien sûr. C’est même mon dada.

— Ah bon ? ”

Mais elle voyait bien qu’il y avait quelque chose qui coinçait. Il semblait ne pas comprendre de quoi il retournait en vérité. Son expression ne correspondait pas du tout à l’objet en question.

“ Tu en as déjà vu ? demanda-t-elle d’une voix étrange.

— Ben oui… Mais tu as l’air bizarre. Pourquoi tu me demandes ça ? dit-il en la fixant d’un air étonné.

— Tu sais vraiment à quoi ça sert ?

— Ça sert à tout. Les polyèdres, c’est ce qui forme le monde. Toute la vie, la nature, sont faites de polyèdres! ” s’exclama-t-il, les yeux illuminés.

Tagra se mit à tousser.

“ Mais ça, précisément, tu sais ce que c’est ? reprit-elle, le toisant, de plus en plus énervée.

— Bien sûr. Je peux même te dire que c’est mon préféré. Regarde comme il est beau, une étoile! D’ailleurs on l’appelle polyèdre étoilé. ”

Oh! merde! se dit Tagra, furieuse, il a fallu que je tombe sur un féru de maths. Elle voyait avec détresse échouer le restant de la soirée. Elle ramassa le godemiché, ce godemiché mystérieux au gland en forme d’étoile, lui pour lequel elle s’était vendue à vil prix. D’un geste nerveux, elle se l’enfonça aussi sec dans le vagin. La douleur fut vive; les pointes qui en étaient certes émoussées pourraient facilement la blesser. Mais la fureur de Tagra était maintenant considérable. Elle avait espéré passer un bon moment en compagnie de ce garçon charmant et du godemiché-étoile, un moment qui lui ferait oublier… Que lui importaient les blessures et les dangers ?

Lui, il la contemplait, éberlué. Ses joues s’empourpraient pendant que Tagra s’activait en elle de plus en plus frénétiquement. Tout à coup il lui bloqua le poignet. Tagra allait se mettre à hurler quand elle aperçut que son pénis s’était durci et allongé à nouveau. Elle le regarda sans encore oser comprendre. Il lui retira avec douceur le godemiché. Il se rapprochait d’elle, lentement…

Il la coucha brutalement sur le ventre et, après avoir flatté de quelques tapes ses fesses bien rebondies, il introduisit le godemiché-étoile dans son plus petit chemin. Tagra se retournant alors sur le dos, leurs corps s’accolèrent l’un à l’autre pour faire l’amour… mais avec l’aide du polyèdre cette fois. Bougeant à leur rythme, il les électrisait. Dans les yeux de Tagra, le bronze était devenu complètement liquide; du fond d’elle ou plutôt de la Terre, le magma ruisselait. Transpercée de part en part, elle se diluait dans la chaleur sauvage du garçon, de l’étoile…

Quand ils purent ensuite reprendre souffle, elle regarda le jeune homme sans le voir et sourit. La tête délivrée de souvenirs et d’espoirs, elle contemplait le vide de son esprit avec délectation. Elle savait bien sûr que la fuite de sa souffrance n’était que temporaire. Elle s’y plongeait éperdument.

Jil la quitta quelques minutes pour faire sa toilette. Quand il retourna s’allonger près d’elle, il s’endormit aussitôt.

Tagra retira doucement le godemiché qu’ils avaient tous deux oublié en elle. Aurait-elle le courage de se lever pour aller se rafraîchir ? Harassée et vidée, il lui semblait pourtant qu’elle ne pourrait plus jamais trouver le sommeil. Elle ne savait même pas où se trouvait la salle de bains. Elle se pelotonna sous la couette et prit dans sa main le godemiché d’Alice. Elle le regarda durant quelques secondes. Devait-elle vraiment aller se laver ? Pensant qu’elle allait attaquer une nuit d’insomnie, elle baissait les paupières sans s’en rendre compte. Sa respiration changeait de rythme. Sa langue pointa et durant quelques instants lécha consciencieusement l’étoile. Un goût de sang, un peu âcre, vint se mélanger adroitement à son rêve. Au moment où elle éteignait la lampe elle dormait déjà profondément.

Dans la période qui suivit, Tagra tapa plusieurs fois en vain l’adresse de Wal. Elle délaissait un peu le site de Binah qu’elle devait pourtant remettre ces jours prochains. Elle tentait de s’abrutir par la nage.

La nage papillon, si dure, était ces journées-là la seule activité qu’elle pouvait supporter. Une semaine plus tard, sortant de la piscine, les socques à la main, comme elle se dirigeait machinalement vers le Bazar, elle vit de loin Charlotte qui arrivait vers elle. Tagra se souvint brusquement que celle-ci lui avait téléphoné l’autre soir, quand elle se trouvait avec Jil dans la péniche boîte de nuit. Elle était gênée de ne pas l’avoir rappelée pour s’excuser. En temps normal, elle n’eût jamais commis une telle erreur! Tous les bons informaticiens s’ingéniaient à appréhender Charlotte avec une grande délicatesse. Oh! Comme elle allait regretter cette bévue! Les deux femmes se rapprochaient progressivement l’une de l’autre. Tagra réfléchissait à toute vitesse, tâchant d’inventer une excuse valable. Mais quand elles arrivèrent enfin à la même hauteur, elle n’avait toujours rien trouvé. Tête baissée, les mains moites, elle se retenait cependant pour ne pas se ronger les ongles. Résignée elle fixa enfin Charlotte de ses gros yeux ronds. Celle-ci lui souriait.

“ Bonjour, chère Tagra, dit-elle. Dommage que vous n’ayez pas pu vous libérer l’autre soir, quand je vous ai appelée. Cette personne désirait vraiment faire votre connaissance. Il ne passe pas chez nous souvent. Il ignore quand il pourra revenir. Il a dû repartir tout de suite, il était très pressé. Il n’est pas d’ici, vous comprenez.

— Je sais, dit Tagra. Vous me l’aviez dit, il est japonais. Au fait, comment a-t-il trouvé… la marchandise ? Était-ce à son goût ?

— Mais de quoi parlez-vous ? s’exclama Charlotte en reculant d’un pas. Je ne comprends rien à ce que vous dites. ”

Les lèvres de Tagra frémirent. Pourquoi Charlotte faisait-elle l’imbécile ? Elle, qui n’oubliait jamais rien, elle qu’on appelait derrière son dos l’ordinateur vivant. La salope, c’était donc comme ça qu’elle avait décidé de se venger!

“Moi, poursuivit Charlotte, je vous parle d’un Américain de Pittsburgh, Walter J. Zonger, un être fascinant, un as de l’informatique, peut-être aussi fortiche que vous, mon nénuphar..”

Tagra lui tourna alors abruptement le dos. Que lui importait à présent la susceptibilité de Charlotte ? Peut-être d’ailleurs qu’elle n’aurait jamais plus à revenir au Bazar ? Il devait bien se trouver sur la surface de la planète des dizaines d’autres lieux aussi riches en cybernétique. Elle se mit à courir. Sa décision venait d’être prise. Et comme ses pieds, nus encore, martelaient le pavé, des bris d’images se recomposèrent pour s’assembler peu à peu dans l’ordre dans sa rétine.

Walter, impeccable dans son costume bleu électrique, avec sa belle coiffure, se penchait et se relevait au-dessus de sa valise dans un mouvement infini qui hypnotisait Tagra.

Mais elle aussi, tout en courant, elle était déjà en train de faire ses bagages, disposant en premier l’artillerie des godemichés. À son poignet, les socques ballottaient en rythme. Ah! oui, je ne dois pas les oublier ceux-là! Vite, je les case ici, dans ce coin de la valise, et mon pull rose en angora…