La Putain de la mort

Par la fenêtre ouverte, entraient un vent léger, bienvenu dans cette forte chaleur estivale ainsi qu’un chant d’oiseaux propice à rafraîchir l’esprit. Penchée sur le plateau de sa coiffeuse, Arabelle se laquait les ongles des mains d’une couleur vieux rose. Aujourd’hui elle avait un rendez-vous avec deux personnes qu’elle ne connaissait pas. Arabelle était l’employée la moins souvent appelée mais la plus brillante de la Maison Ernest.

Elle releva la tête et ferma les yeux, se répétant en elle-même les noms des deux inconnus, Melrose Spakes, Dave Lood, afin de bien s’en imprégner. Arabelle ne prenait de rendez-vous qu’en extérieur, et toujours à proximité de tombes. Son prestige n’était pas dû au fait qu’elle acceptait d’œuvrer en ces lieux. Deux ou trois autres auxiliaires de Monsieur J. Ernest n’eussent pas refusé de s’y rendre. Mais, avec Arabelle, se produisait un phénomène tout spécial. Son client avait l’impression de rejoindre, en elle, la personne aimée et qui était irrémédiablement perdue. Elle referma délicatement le flacon du vernis à ongles. Comme toujours, ce type de soins l’avait aidée à se concentrer.
Elle ignorait tout des êtres qu’elle se devait de rencontrer bientôt. J. Ernest lui avait dit seulement qu’ils étaient fort liés entre eux, que leur allure, bien spécifique à chacun, allait lui plaire, qu’ils n’avaient pas plus de vingt-cinq ans, grands et sportifs, et qu’ils étaient dans le deuil d’une seule et même créature, Mlle Elisson, qui avait été pour l’un la fiancée, et pour l’autre, une amie. C’était tout. Et cela suffisait bien à Arabelle. Elle pensa qu’inévitablement ils devaient aussi être argentés car ses prestations étaient excessivement chères. Elle posa ses mains, aux extrémités maintenant parfaitement peintes, bien à plat sur le rebord de la coiffeuse. Elle laissa tomber bas sa tête, elle était encore toute nue. Dans quelques minutes, dès que le vernis serait sec, elle enfilerait sa robe de soie fripée. Brune de cheveux et claire de peau, elle ne se vêtait que d’habits couleur de feuilles mortes.

Beaux et espiègles, Dave Lood et Melrose Spakes, depuis l’enfance, étaient l’un pour l’autre le meilleur ami. Leur principale occupation consistait à tirer le maximum de volupté de tout ce qu’ils pouvaient entreprendre ou ressentir. Ils évoluaient dans une totale confiance réciproque, ravis de s’assurer que le partage continu de leur amitié, loin de diminuer l’imprévu de leurs jours, exacerbait au contraire la jouissance prise à l’écoulement de la vie. Cela confortait chacun d’eux dans sa beauté propre et dans le mordant de son intelligence, lui faisant aimer le destin presque jusqu’à la folie.
Depuis quelques années, la prime adolescence, ils s’échangeaient les partenaires amoureuses. Melrose Spakes ne pouvait pas désirer vraiment une femme si elle n’était pas aimée charnellement aussi par Dave Lood, et réciproquement. Tout s’était toujours très bien passé, de façon naturelle, comme ils l’avaient espéré, sans même avoir à intervenir directement. Car, bien que différents, ils étaient tous deux d’un grand charme, le côté plus nostalgique et tendre du blond Dave, sensuel et réservé, aux yeux gris, s’équilibrant merveilleusement avec l’audace joyeuse, le regard bleu pétillant, le sex-appeal de Melrose. Feu Elisson fut la seule à n’avoir pas voulu aimer le deuxième ami aussi. Ce fut elle qui dérégla tout, provoquant malgré eux la rupture de leur pacte. Elle avait même exigé la séparation des deux individus, ce qui les avait bouleversés. Pourtant, malgré des bouderies fréquentes, ils s’étaient bien amusés tous les trois. Et maintenant qu’elle venait de mourir, ils se retrouvaient comme des veufs inconsolables. C’est pourquoi un médecin bien renseigné leur avait indiqué l’adresse de la Maison Ernest, avec une mention spéciale pour Arabelle, dite la « putain de la mort ».

Elle enfila ses tongs en lézard légèrement bleuté. Elle regarda son visage dans un petit miroir à main, ce visage marmoréen, secret de son pouvoir, sur lequel chacun, à condition d’y mettre le prix et de se rendre avec elle dans un cimetière, pouvait distinguer une dernière fois la face de son mort. Un long frémissement d’orgueil et d’exaltation parcourut ses joues très lisses et toujours si calmes. Nul ne pouvait lui disputer son pouvoir. Personne n’avait été capable de comprendre comment elle s’y prenait pour obtenir cet énigmatique et précieux résultat. Personne ne parviendrait à lui voler la clef de son secret qu’elle-même ne s’expliquait pas. Elle jeta le miroir dans le sac à main qu’elle referma d’un coup sec en souriant. Puis elle sortit sans bruit de la demeure après avoir embrassé sur les deux joues l’attentif M. Ernest qui ne la laissa partir qu’après lui avoir transmis ses ultimes recommandations.

Elle arriva sans bruit dans l’allée du cimetière où son rendez-vous avait été fixé. Eux, ils l’attendaient déjà. En les apercevant, elle eut un tressaillement au cœur pour la première fois dans sa vie professionnelle. Elle qui toujours, lors de ses missions, était dans un état second dans lequel tout lui était pour ainsi dire indifférent, n’aurait su expliquer pourquoi une gêne légère mais réelle la prit en les voyant. Ils étaient très beaux et surtout ils lui parurent si intenses, si vivants que le cimetière en devenait dangereux.

La teinte de leurs jeans était noire et ils revêtaient tous deux des polos qu’ils portaient amples et sortant des pantalons, bleu pétrole pour le sexy Melrose, gris pour Dave Lood. Melrose était accroupi aux pieds de la tombe de la jeune disparue. Tout en s’avançant, Arabelle se demandait si c’était celui-ci qui avait été l’amant de Mlle Elisson ou bien l’autre. Tout contre lui, Dave lui avait posé une main sur l’épaule. Les yeux de Dave étaient pleins de larmes tandis que ceux du garçon accroupi, Melrose, restaient secs, très froids. Dès qu’il la vit s’approcher, Melrose secoua les épaules comme s’il n’eût pas voulu qu’on les surprît dans leur particulière intimité. Il se releva brusquement. Et tous deux lui tendirent les mains, à leur façon bien juvénile, en signe de bienvenue.
« Bonjour! Non, ne bougez pas, dit-elle. Je vais m’asseoir par terre… là… comme ça… à vos pieds, tout contre vos jambes. »
Ils ignoraient tout du rituel étrange qui devait maintenant s’accomplir. En outre, ni l’un ni l’autre n’avait jusque là été voir une putain. Le docteur Auguste Naussans leur avait seulement appris que, par Arabelle, ils pourraient miraculeusement sentir la présence d’Elisson. Ils tremblaient, leurs mains étaient moites et leurs fronts ruisselants. Une nausée de dégoût se discernait sur le visage de Melrose. Ils ressentent plus que la peur banale que mes clients habituellement éprouvent à l’idée de rencontrer leur mort ou leur morte, se dit Arabelle.
L’attitude des jeunes gens la déconcertait. En plus, ils étaient tous deux très attirants et, pour la première fois de sa vie, elle eut envie elle aussi de parler à la morte, d’entrer en relation avec elle, de faire enfin la connaissance de l’être disparu qu’elle avait la faculté d’évoquer.
Comme Elisson, de son vivant, avait rompu le pacte de l’échange des femmes entre les deux amis, maintenant, morte, elle disloquait le comportement naguère monolithique et serein d’Arabelle. Elle sentait battre en elle un désir précis et physique qui la surprit beaucoup. Mais, en bon agent qu’elle avait toujours été, son sang froid reprenait le dessus… Elle essaya de poursuivre les opérations comme si de rien n’était.

« Que l’un de vous se laisse tout doucement tomber au sol », dit-elle d’une voix très douce.
Dave Lood s’allongea.
« Dégrafez votre pantalon », lui dit-elle.
Melrose, debout et les jambes écartées, contemplait le visage impassible de son ami, maintenant étendu au sol. Arabelle remonta la robe sur le haut de ses cuisses. Dans un geste exécuté au ralenti, elle posa sa tête sur le rebord de la tombe.
Melrose constata que Dave Lood était à présent tout à fait excité. Lui-même ressentait une torpeur lourde qui ne parvenait pas à couvrir, comme il l’eût souhaité, une tension fébrile, nettement libidinale. Melrose Spakes ne savait plus pour quelle raison il se trouvait ici, oubliant l’existence puis la disparition d’Elisson, ne comprenant plus ce que cette inconnue, très pâle et élégante dans sa robe couleur de feuilles mortes, faisait là maintenant avec eux. Sa beauté le touchait d’une manière étrange. Elle, ayant relevé le buste, commençait à prodiguer à Dave les premiers gestes attentifs de l’amour.
Le vent s’amplifia, agita les bouquets de pivoines et de roses disposés par dizaines sur la tombe d’Elisson.
Dave, toujours étendu, s’agitait tout doucement sous la main douce d’Arabelle. Le corps masculin, bougeant en cadence, s’unissait aux mouvements des doigts qui le caressaient. Et cet amalgame mouvant formé du corps et de la main, pris dans un halo uni, se mélangeait précisément aux mouvements des fleurs sur la tombe d’Elisson. L’odeur des bouquets, sur la tombe bleutée, devenait de plus en plus entêtante. La chaleur très forte, aiguisant toutes les perceptions, les rendait si précises qu’ils allaient tous les trois s’évanouir. Chacun avait soudain une conscience extrêmement aiguë de lui-même, de sa propre matérialité. Dans cette acuité extraordinairement lucide, ils sentaient chacun leur corps comme un monolithe dur posé sur le terrain, paquets de nerfs, de muscles, d’organes et il n’y avait plus de place pour la peur. Ne pensant plus qu’au simple fait d’être en vie, ils se sentaient directement reliés à tous les faits essentiels de l’existence, jusqu’à celui de la mort… Cette sensation montait en même temps que s’approchait l’orgasme de Dave. Tous trois étaient suspendus à cette action. Et comme le garçon chavirait dans des tourbillons de plus en plus rapprochés, ils sentaient réellement la présence disparue de la morte. Ils virent des contours étranges se profiler. Dave Lood avait relevé la tête pour regarder, tout en poussant des soupirs venant ponctuer ses spasmes en même temps que l’évocation de la morte. La silhouette d’Elisson monta des profondeurs de la terre.
Puis, il cessa de se contorsionner et ferma les yeux.
Elisson disparut. Arabelle retira ses doigts avec douceur du corps de Dave. Elle se détacha de la tombe où elle avait posé sa tête, son ample chevelure noire balaya le marbre bleu veiné de blanc. Encore accroupie au sol, elle regardait attentivement ses clients. Melrose semblait atrocement bouleversé. Ses yeux fixaient la tombe comme s’il la découvrait pour la première fois. Dave Lood, couché encore à même la terre, finissait de savourer une intense extase. Les jeunes gens avaient chacun une façon bien différente de réagir. Arabelle se rendit compte à quel point elle ignorait la nature exacte de leur relation. Le visage de Melrose s’empourprait de plus en plus et soudain, avec stupeur, la jeune femme découvrit que ses yeux brillaient. Ce qu’elle mettait sur le compte du chagrin devenait maintenant une excitation réelle. C’est cela! se dit-elle, Melrose aussi maintenant a envie de jouir. Elle observa Dave Lood dont les traces du plaisir séchaient doucement sur son ventre au grain très blanc. Elle regarda le brun Melrose, les yeux bleus et vifs dilatés de désir. Dave sourit alors à la putain. Elle se releva avec une lenteur extrême, pour ne pas émietter l’intensité de ce moment, s’épousseta, se passa les mains dans les cheveux pour les remettre en ordre.

Elle s’arc-bouta ensuite sur la tombe et une saute de vent souleva par dessus sa tête le tissu couleur de feuilles mortes.
Arabelle entendit un bruit zigzaguant, une fermeture à glissière qui coulissait. Elle maintenait ses mains bien à plat sur la tombe. Soudain, un courant long et froid se mit à la pénétrer.
Professionnelle aguerrie, Arabelle évaluait toujours avec justesse la nature du plaisir de ses partenaires. Et d’après cette nature même, la manière dont les hommes éprouvaient leur plaisir, elle dressait avec précision leur cartographie mentale. Le courant, maintenant de mieux en mieux lovée en elle, montait et descendait en grossissant. Et alors la putain sut qu’elle était en contact avec un esprit étonnant, animé d’une ambition vitale dévorante. Elle ne percevait plus que le plaisir d’une seule personne.
Une chose… polycéphale… à corps multiples… et mouvants… la parcourait.
Arabelle eût aimé la contempler mieux. Mais elle se trouvait dans le cimetière pour une raison précise qui n’avait rien à voir avec cela. De plus, les mouvements étaient violents et elle avait du mal à maintenir ses mains bien en place. Le contact direct qu’il lui fallait garder avec les tombes, ou les urnes, pour faire venir les morts à la surface, devait être constant, jamais relâché. Toute sa retenue était requise. Elle se dit qu’il était temps de faire le tour de la situation. Tout en tâchant de maintenir son corps bien incurvé, elle bougea discrètement la tête pour observer ses clients.
Elle vit que Dave Lood s’était mis debout. D’une main lente, il se masturbait. Le regard de Melrose Spakes, quant à lui, s’étirait de plus au plus au loin. Elle espérait que la jouissance des deux garçons ne se produirait pas avant le retour de la morte. Nul contour ne s’extirpait encore de la terre et ne se dressait. Arabelle, s’agrippant farouchement au granit, incurva encore un peu plus son corps. Melrose suivit spontanément sa posture. Rentrant les fesses, il se tendit en avant comme si le bas et le haut de son corps se séparaient en deux. Il la pénétrait parfaitement… D’étranges gémissements de femme commencèrent à se faire entendre. Arabelle se demanda si ce n’était pas elle-même qui les émettait. Mais elle n’avait pas l’habitude de gémir ou de soupirer en faisant l’amour. Pourtant les murmures s’amplifiaient. Mais non, Arabelle n’en était pas responsable. C’était Mlle Elisson qui, dans la deuxième évocation, cherchait à s’exprimer.
Mais qu’essayait-elle de dire ? C’était horrible de percevoir une voix totalement désincarnée! Mais, malgré cela, on faisait tous les efforts possibles pour écouter, comprendre, deviner.
Les mots étaient trop hachés, empiétant les uns sur les autres, la voix était trop sourde, et les paroles, entrecoupées de trop de pleurs pour qu’on pût les distinguer… La putain en eut le front moite. La plainte de la morte se transforma en une clameur assourdissante; Arabelle eut la sensation que sa cloison vaginale se fissurait, qu’elle allait se fracassait, comme si Mlle Elisson eût été inhumée au-dedans d’elle, et tentait maintenant, par tous les moyens, de s’extraire. Du dehors, les cris venaient se heurter au courant informe qui la travaillait; et Arabelle eut la vision terrifiante que c’était, en elle, l’être polycéphale qui, maintenant, criait. Dave Lood et Melrose Spakes, tous deux unis d’une manière folle, que la putain ne s’expliquait pas, étaient la forme aux corps multiples, enfouie en elle, et hurlante.
Melrose Spakes jouit tandis qu’un liquide s’échappait du gland de Dave. Puis, le pénis se détacha d’elle.
Arabelle, écartelée, s’abandonna enfin et son corps s’allongea en entier sur le dessus de la tombe.
Elle se releva et se retourna brusquement. Elle vit que Dave et Melrose observaient la plaque, le nom, les dates. Et ils eurent l’air soudain de se rappeler une chose très douloureuse. Arabelle vit l’expression de leurs visages se modifier en même temps. Bientôt, le corps de Dave s’affaissa. Sa tempe droite cogna le coin tranchant du marbre. Le garçon poussa un petit cri étouffé et ne bougea plus. Melrose se serra convulsivement la tête entre les mains. Hébété, il regardait la femme avec stupeur, incapable de prendre une décision. Gisant, Dave saignait. C’était la première fois depuis qu’Arabelle était la « putain de la mort » de la Maison Ernest qu’elle vivait une chose semblable. Jamais elle n’avait donné une prestation aussi longue ni aussi exaltante. Mais à présent, des visiteurs pouvaient arriver. En restant ici, tous les trois s’exposaient à un grand danger. Melrose, glacé de peur face à son compagnon sans connaissance, n’osait rien entreprendre. Il semblait suspendu tout à fait au bon vouloir de la putain. Elle concentra alors toutes ses forces pour une ultime et indispensable action. Elle courut appeler une ambulance. À son retour, elle vit que Melrose s’était un peu ressaisi car il avait réajusté ses vêtements ainsi que ceux de Dave, inanimé. Elle attendit l’arrivée des secours…
Les pompiers posèrent le corps sur la civière. Melrose Spakes monta dans le véhicule. Ce fut avec un sourire malicieux au bord des lèvres qu’Arabelle les vit partir. Ces deux-là, si jeunes, étaient comme friables. Avec une peau gardant encore la fraîcheur élastique de l’enfance, ils se composaient d’une pâte douce, exquise… Et la putain se mit à penser à eux en regagnant l’établissement de Monsieur Ernest.

Comme après chacun de ses rendez-vous, Arabelle garda le lit durant quelques jours. Empressé et doucereux, Monsieur Ernest s’affairait autour d’elle. Arabelle avait besoin de calme. Elle entendait les petites disputes et les plaisanteries de ses compagnes, mais, momentanément, cela ne la concernait plus. Elle se replongeait peu à peu, presque inconsciente, dans la vie parallèle et bien réglée de la Maison. Progressivement, il lui fallait se reconstituer. J. Ernest le savait bien. C’était pour cela qu’il lui octroyait un traitement de faveur. Puis, elle redevenait elle-même, prête à recommencer avec ses prochains clients, toute neuve à nouveau, ayant tout oublié.
C’est pourquoi, lorsqu’elle se fut rétablie, se releva pour réintégrer la vie de l’établissement, son protecteur fut très surpris en voyant qu’elle se souciait de ses deux jeunes clients, qu’elle lui demandait de leurs nouvelles, qu’elle pensait encore à eux. Cela ne lui ressemblait pas du tout. Arabelle ne s’était jamais sentie attirée par quiconque. Elle ne s’inquiétait de personne. Quelques jours plus tard, malgré une légère critique de Monsieur Ernest, elle chercha le nom de l’hôpital où Dave Lood se faisait soigner et s’y rendit immédiatement, sûre de les y trouver tous les deux. Tous les deux, cela résonnait délicatement à ses oreilles. Personne ne trouvait grâce auprès de l’énigmatique Arabelle mais… tous les deux, voilà quelque chose qui lui plaisait.
L’hôpital de luxe se situait dans une sorte de bois bien ornementé. Dans la chambre silencieuse, la tête de Dave Lood, cernée d’un bandage, s’orientait vers le côté opposé de la porte. Dans un calme parfait en apparence, il regardait rêveusement par la fenêtre, ses yeux gris fouillant sans le voir le paysage verdoyant. Des oiseaux chantaient. Les cheveux blonds, à demi dissimulés par le pansement, paraissaient un peu sales. Quand Arabelle entra dans la pièce, il ne se retourna pas pour la regarder. Un goutte-à-goutte s’égrenait dans la veine de son bras gauche. Peut-être n’avait-il pas entendu marcher sa visiteuse, vêtue d’un ensemble pantalon en daim. Assis sur une chaise près du lit, Melrose dormait. Sa tête brune était posée sur le drap, tout contre le flanc gauche de Dave. L’entrée d’Arabelle ne l’avait pas réveillé. Les petites veines qui striaient les paupières fines et fermées du jeune homme la tentèrent tellement qu’elles la firent frissonner. Du bras relié au goutte-à-goutte, Dave caressait les cheveux de Melrose Spakes.
En les voyant ainsi, chacun en même temps si solitaire mais si bien relié à l’autre, Arabelle perçut qu’entre eux, il ne s’agissait ni de simple amitié ni d’amour, ni non plus d’une relation amoureuse encore larvée n’attendant que le moment favorable pour se concrétiser. Au contraire, tout, entre eux, évoquait un épanouissement infini et en acte. Elle sentait que cela se situait entre l’amitié et l’amour ou plus précisément dans un autre espace qui surpassait ces phénomènes, en dehors de la sphère des sentiments.
Elle prit place à son tour, de l’autre côté de Melrose. Dave Lood, sans rien dire, tourna alors vers elle son fin visage et lui sourit, de ce beau sourire tendre qu’il avait toujours. La main qui n’avait pas arrêté de caresser le crâne de Spakes s’immobilisa; les doigts se figeant tout à coup, restèrent entremêlés aux cheveux bruns du dormeur. Le malade planta dans les yeux d’Arabelle son regard velouté.
« Vous êtes la femme du cimetière, dit Dave Lood en chuchotant. Je suis bien fatigué…
— Nous n’aurions pas dû accepter votre offre, répondit Arabelle tout aussi doucement. Cette expérience exige sans doute de la maturité.
— Maturité ? Ne parle pas de ce que tu ne connais pas, putain! »
Surprise mais nullement blessée, Arabelle baissa la tête en remontant un peu sur son cou le daim très fin de son col. Ne s’attendant pas à un tel comportement de la part du garçon, elle le regarda ensuite d’un air interrogateur. Les doigts de Lood se mirent à palper avec nervosité les cheveux de Melrose.
« Pardonnez-moi, murmura-t-il enfin. Cette immobilité m’exaspère. Je ne pensais pas ce que j’ai dit, évidemment. »
Melrose bougea. Toujours dormant, il déplaça sa tête de quelques centimètres. La main de Lood glissa sur sa joue et Arabelle regarda le pouce de Lood effleurer la lèvre supérieure de Spakes. Toute cette candeur lui plaisait. Lood lui sourit.
« Nous attendrons qu’il se réveille, si vous voulez bien, pour discuter un peu affaires, murmura le garçon. Vous savez, l’autre jour, dans ce cimetière, lui et moi avons passé un moment merveilleux. Il ne faut pas vous en faire pour le petit accident qui est survenu. Les médecins aggravent toujours un peu la situation. Dans quelques jours, je me porterai très bien, vous verrez. En tout cas, mon ami et moi avons hâte de recommencer. »
Arabelle s’étonnait que le garçon, encore si commotionné par son expérience, eût déjà le désir de la renouveler. Les seins nacrés d’Arabelle apparaissaient et disparaissaient par la fente maintenant ouverte de son vêtement. Le pouce de Dave s’introduisit dans la bouche de Melrose endormi. Dave Lood contemplait la poitrine d’Arabelle, l’air heureux. Melrose s’éveilla soudain et se mit à parler :
« Nous avons à parler sérieusement. Dave va se remettre dans quelques jouirs. Maintenant, nous savons à quoi nous attendre avec vous et nous suivrons une préparation. Il n’y aura plus d’incident. Vous pouvez nous accorder d’autres rendez-vous..
— C’était la première fois que nous allions voir une …putain, poursuivit Lood. Naussans a vraiment bien fait de vous recommander à nous. Ce n’est pas parce que je me retrouve à l’hôpital et que Melrose a été un peu défaillant que nous ne pourrons pas faire face à la situation. On veut recommencer, ça nous plaît trop, ce que vous faites, s’exclama-t-il en éclatant de rire. Votre spécialité restera toujours la même, la mort. »
Amoureuse et ravie, Arabelle, malgré un mauvais pressentiment, ne put qu’accepter.

Il ne faisait pas beau ce jour-là ni aussi chaud que lors de leur première rencontre. La pluie, brève, intermittente mais fidèle, allait ponctuer leur nouvelle entrevue dans le cimetière. Arabelle, dans sa robe de soie couleur de feuilles mortes, avait un peu froid.
Dans l’allée, elle les trouva déjà tous deux réunis; Dave et Melrose profondément recueillis sur la tombe d’Elisson. Arabelle, en les regardant, s’abandonna à leur magnétisme, plus ardent que jamais. Dave Lood avait l’air plus mélancolique qu’avant son accident, ses yeux étaient plus gris et plus doux. Les yeux bleus de Melrose scintillaient d’une malice froide, aiguë, presque insouciante. Ils semblaient inconscients de leur propre beauté, du mélange mystérieux de leur contact. Ils avaient aujourd’hui tout leur temps, dans le cimetière. La putain avait soudoyé le gardien pour qu’ils pussent s’y trouver après l’heure de la fermeture. Et lui-même ne les dérangerait pas. La pluie, très fine mais un peu froide, se remit à tomber. Arabelle enleva sa robe, sa lingerie et ses bas. Les garçons, devant son corps mûr, se mirent à bander très fort. Elle s’agenouilla sur le sol mouillé. Les jeunes gens regardèrent ses fesses blanches se barbouiller ensuite de terre. Elle allongea le bras en avant, en direction de la tombe. Dave prit un bouquet se trouvant sur le bord du bloc de marbre et le tendit devant Arabelle. Elle y enfouit son visage… Elle promenait ses joues humides sur les fleurs douces qui avaient été destinées à la morte. Elle sentit son sexe se mouiller. Melrose se frotta les mains dans la terre et caressa la putain, partout, lentement, encore et encore. Il faisait presque nuit.
« Baissez vos pantalons. Mettez-vous face à face et accolez-vous l’un à l’autre, dit la putain. »
Des deux mains, elle tenait le bouquet dont elle se caressait sauvagement le visage.
« Que mon corps soit toujours en contact avec la terre », ordonna-t-elle.
Melrose s’accroupit et, prenant la terre humide entre ses mains, en frotta le corps d’Arabelle. Arabelle regardait les garçons qui se touchaient ainsi pour la première fois. Leurs têtes et leurs mains se frôlaient par instants. Elle ne savait pas si ce qu’ils ressentaient en ce moment était plus intense que leur relation antérieure tout en pointillés, si ce changement de registre était ou non quelque chose qu’ils désiraient. À ce sujet, leurs envies n’importaient pas à la putain. Elle mettait seulement tout en œuvre pour faire vivre la mort, la seule action qu’elle eût jamais réalisée. Elle les observait dans cette posture exacerbant leur charme masculin. Il lui semblait être l’espace situé entre eux et maintenant très réduit… Elle était très fortement excitée.
« Venez! Venez! » cria-t-elle.
Puis, tout se passa en un éclair. Dave Lood, sa chevelure blonde suintante d’eau, lui enfila sa main osseuse dans le vagin. La silhouette d’Elisson se dressa, flamboyante, presque trop nette. Arabelle en avait mal aux yeux, à la tête et au ventre. À l’intérieur d’elle-même, la main de Dave était brutale, mauvaise. Elle semblait animée d’une excitation si forte qu’elle en devenait cruelle; tandis que les contours d’Elisson devenaient de plus en plus tranchants. Mais Arabelle fut si surprise qu’elle manqua de crier : elle n’était pas seule, la morte! Derrière elle mais un peu décalée se profilait une autre forme, floue, beaucoup plus grande et plus forte. Mais encore personne ne la distinguait bien. Puis, il y eut comme un corps à corps entre Elisson et la deuxième apparition, un corps à corps violent où, inexorablement, la stature plus petite et plus frêle d’Elisson se courbait vers l’arrière, se mettait à ployer. Il semblait à Arabelle ressentir tout à fait la douleur d’Elisson avant de mourir, l’effroi qu’elle avait eu, la surprise extrême, l’égarement. Une clameur commença à sourdre du fond de la terre, une clameur parfaitement distincte cette fois-ci et composée d’un mot unique : « Pourquoi ». Au même moment, Arabelle sentit un brandon énorme lui perforer l’anus, pendant qu’elle voyait des mains, si virevoltantes qu’elle ne pût les compter, se serrer autour du cou de la silhouette affaiblie d’Elisson. Et au fur et à mesure que les mains serraient, là-bas, cette gorge, le feu, dans le corps de la putain, traînait avec lui des coulées de plus en plus abondantes de sang. Arabelle ne comprenait pas comment, dans toute cette souffrance physique insupportable, elle parvenait encore à être sexuellement excitée, comme un typhon sans fin; comment, malgré à la fois la douleur et le désir fou de s’unir à ces deux hommes, l’un doux et mélancolique, l’autre vif et sexy, elle avait encore la force d’invoquer la mort. Et la vision n’avait jamais été aussi nette. Arabelle voyait les doigts de Spakes et de Lood serrer… serrer… la gorge de Mlle Elisson. Elle eut très peur mais, en même temps, une satisfaction énorme la submergeait. Elle avait fait mieux que de simplement approcher le rapport énigmatique entre les jeunes hommes. Les yeux fermés, la peau soudain si froide, toute la chair déjà immobilisée, elle nageait maintenant dans le centre même de cette relation.
La main de Lood s’étant retirée d’elle depuis quelque temps ne la brutalisait plus. La main de Lood se refermait maintenant sur la main de Spakes qui, munie d’une longue dague, avait déjà commencé à s’enfoncer en elle, quand avait commencé l’apparition. Les mains superposées et unies, très allongées par la dague superbe, Dave Lood et Melrose Spakes, très amoureusement, la pénétraient… Un peu plus loin, l’apparition de l’ancienne fiancée disparut brutalement, entraînant avec elle la dissolution de la créature polymorphe qui l’avait évincée. Les jeunes gens fixèrent l’emplacement vide à présent. Les pantalons retroussés sur leurs pieds, ils contemplaient auprès d’elle le point magique d’où avait émergé et où venait de s’engloutir l’apparition. La nuit tombée, le froid était mordant. Il ne semblait pas déranger leur trio, goûtant, durant de longues minutes cette intense sensation de calme, de désertion absolue. Le corps d’Arabelle se cassa en deux. Il se plia et s’incurva vers l’avant. Sa tête heurta la tombe avec un bruit dur. Mais eux, déjà, ne se souciaient plus d’elle. Depuis quelques instants déjà, ils savaient qu’elle était morte.