LA VIVEUSE D’Aymeric Patricot
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Il y a ce roman d’Aymeric Patricot paru en 2022, La Viveuse, un nom qui bien sûr a été inventé par l’auteur. L’auteur, qui est-il ? Un romancier et un essayiste dont on a envie de lire tous les romans et tous les essais dès lors qu’on en a lu un. En se disant d’entrée qu’on aimera aussi bien les fictions que les textes d’un abord plus théorique, et toujours ancrés dans le réel.
Moi, c’est par un essai que je suis entrée dans son œuvre, un essai qui a cette pâte singulière qui seule peut être produite par un véritable écrivain. Je ne sais pas au juste à quoi cela tient. Une certaine harmonie dans le rythme des phrases, une façon particulière de voir les choses, et sans doute aussi, et surtout, une plongée directe dans l’esprit des gens.
C’est ce que nous trouvons de manière absolue et radicale dans le roman, La Viveuse.
À quoi peut-on reconnaitre un bon romancier, un bon cinéaste ? À ce qu’il écrive ou filme une femme de l’intérieur comme si, quel que soit son sexe, lui-même y était, à l’intérieur… Car je crois qu’il n’y a rien de plus difficile que d’écrire une femme. Le féminin est multiple. Par définition, il échappe. Et il ne supporte pas l’inauthenticité. L’inauthenticité, c’est d’écrire ou de filmer une femme d’après les clichés, les images convenues, et cela peut être commis par un homme aussi bien que par une femme.
La Viveuse offre une authentique plongée dans le cœur d’une femme.
Anaëlle, prénom de l’héroïne incroyable de ce roman hors du commun, sulfureux au-delà du souffre, choquant au-delà du choc, qui ne craint pas de recevoir les invectives des féministes, des peines-à-jouir et ils sont comme vous savez de plus en plus nombreux, des moralistes, des athées, des croyants, des marginaux, des gens normaux, des handicapés.
Les autres personnages principaux du livre, sont des handicapés.
On peut dire qu’ils sont le sujet du roman, son noyau incandescent, son axe névralgique.
Et moi, au risque de choquer à mon tour, je dirais qu’ils sont le véhicule par lequel se dit, dans ce livre choquant, quelque chose comme l’essentiel du désir et de l’amour.
Des hommes et des femmes tournent autour de l’héroïne. L’amant régulier, très régulier, trop régulier justement, ennuyeux comme la pluie, collant à souhait. Dont elle a un peu pitié puisqu’elle n’en est absolument pas amoureuse. Ils se connaissent depuis petits. Quelque part, ils sont pareils. Donc il ne peut pas l’attirer.
Il y a l’amant, le grand bourgeois, jeune et beau qu’elle ne voit que pour le sexe, elle qui vient d’un échelon bas de l’échelle sociale. Avec des parents peu fortunés, elle est elle-même aide-soignante. Métier qui a son importance dans son cursus amoureux et pour toute la trame du roman, comme on va le voir.
Il y a le père, à moitié détruit par son divorce, humilié, fatigué, cassé, malade. Trop aimant et qui ne se rend pas compte que son affection pèse lourd sur les épaules fragiles de sa fille, une fille qui a du mal à trouver son identité véritable, qui a trop tendance à vouloir secourir le père, les autres, comme si elle se fuyait elle-même.
Il y a l’ami, le complice, qui n’est ni son frère ni son proxénète mais, dans une certaine mesure, un peu des deux. Et c’est là que tout se joue, justement, dans cette notion de « une certaine mesure », parce qu’elle-même Anaëlle, qui d’aide-soignante va passer à assistante sexuelle pour hommes handicapés, ne sait pas qui elle est, où se place son activité, que sont pour elle les hommes handicapés qu’elle fréquente.
Est-elle une sainte ? Une perverse ? Une prostituée ?
Rien n’est tout blanc ni tout noir. Il y a l’homme handicapé qui, malgré lui, lui a mis le pied à l’étrier dans cette étrange activité d’assistante sexuelle. Elle ne ne veut pas se faire payer par lui. C’est le seul homme handicapé avec qui elle a des relations qui ne sont pas monnayables. Et pourquoi elle ne veut pas se faire payer par lui, alors que la mère du patient le voudrait très fortement ? C’est parce qu’elle l’aime.
Même si tout les sépare. Il aime la musique, lui parle de Wagner, de Berlioz, des noms qu’elle n’a jamais entendus. Il lui parle de littérature, encore avec des noms qu’elle n’a jamais entendus.
Et surtout, il a ce corps difforme, ses jambes déformées, inertes. Il y a l’atrophie des membres, le fauteuil roulant, l’absence de beauté. Alors qu’elle, Anaëlle, est jeune et belle, douce et gentille.
Et alors, dans tout ça, elle n’a que son corps pour elle. Anaëlle. Un prénom original. Où on entend : Anna et elle. Il y a donc elle, la Viveuse, ce nom inventé. Anna, elle. Il y a eu auparavant Anna Livia Plurabelle, personnage du seul chapitre peut-être lisible du chef-d’œuvre de James Joyce, Finnegan’s Wake, publié en 1939. C’est un long poème, un chant, une ode à l’amour tenu par deux lavandières, deux femmes du peuple qui lavent le linge dans l’eau de la rivière Liffey. Elles parlent d’Anna Livia Plurabelle, de ses amours, de ses combats, pendant qu’elles battent le linge dans l’eau de la rivière irlandaise. Anaëlle, avant toi, il y a eu aussi Anna Blume, Anna Fleur dans le poème de Kurt Swichtters. Ces deux Anna avant Anaëlle, sont des fleurons de la modernité.
L’eau, les fleurs, Anaëlle, il y a a ce tréma au-dessus du « e » avec une sonorité qui fait penser à Noël.
Anaëlle n’est pas christique. Elle se déshabille, se contorsionne et se masturbe devant des hommes handicapés. Elle les caresse et les amène au plaisir. Pour de l’argent. Oui, mais aussi parce que cela lui plaît. C’est ce qui peut choquer le plus les puritains, les hypocrites, ceux qui ne veulent pas voir les passions souterraines qui animent les humains, les soubassements des pulsions, tout ce réseau d’élans incontrôlables et d’affects qui pourtant, sont la sève de vos pensées, à votre insu, le moteur central de vos actions, de vos sentiments, de vos peurs, de vos désirs.
Et justement, le désir, qu’est-ce que c’est ?
Et justement, l’amour et le désir, comment ça arrive ? Avec qui ? Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce que c’est ?
Seule l’écriture, la musique et l’art peuvent en dire, je crois, quelque chose. En écriture, il faut beaucoup de talent pour écrire des scènes d’amour. Alors, imaginez des scènes d’amour entre une belle fille et un homme handicapé. Il faut un évident don d’écriture, beaucoup de réflexion, et une profonde pensée.
Anaëlle, avec ses expériences sensuelles et sentimentales avec l’anormal, le terrifiant, nous fait passer de l’autre côté du miroir. Elle s’en libère, elle qui ne faisait qu’être la fille que l’homme attendait qu’elle soit, elle qui restait prisonnière des images, des faux-semblants, brise les miroirs. Pas de tricherie avec le corps difforme, souffrant. Les faux semblants de la personnalité volent en éclats. Au-delà de l’anomalie, elle accède au noyau invisible et incandescent de l’autre, de son humanité. C’est pour ça qu’elle est troublée, troublante.
Alliage du sale, de l’impur et du sacré, comme une héroïne de Georges Bataille, elle montre que l’amour et le désir se trouvent hors du monde. L’immonde est le revers de la mort. Il n’est pas dans l’au-delà mais ici et maintenant, dans le vif instant qui échappe.
Un écrivain italien du XVIIème siècle, Torquato Accetto, dans son traité sur le bien-fondé de la dissimulation, De la dissimulation honnête, a écrit que la beauté est la dissimulation du cadavre. Sous ce beau visage de femme, il y a son crâne, seul ce qui restera après sa mort.
Un écrivain français du XXIème siècle, Aymeric Patricot, dans son roman La Viveuse, a écrit que la difformité est l’écrin de l’humaine beauté. Dans le corps souffrant, palpite le noyau de la conscience. C’est la grande découverte faite par Anaëlle dans La Viveuse qui se lit comme un conte de fées, un vibrant roman initiatique.
La Viveuse, ce roman d’Aymeric Patricot, est paru chez Léo Scheer, en 2022.