La femme est une île

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Introduction

Une image publicitaire des années soixante-dix présentait sur un fond de mer et de sable mêlés une femme nue assise sur ses talons, sexe caché par sa pose. Les yeux fermés, l’air sereine et comblée, elle tenait dans ses bras, un peu comme elle l’eût fait d’un enfant, un énorme flacon de parfum. La phrase : La femme est une île, Fidji est son parfum s’inscrivait discrètement au-dessus d’elle.

Tout est dit en quelque sorte à partir de cette publicité. Elle est riche et pleine de résonances et interpelle déjà par une évidente question. Comment une femme peut-elle être une île ? Une île est une terre, pas un corps humain. Elle est une île de ne faire qu’un avec le sable. De par cette union avec le paysage, elle est un morceau de Nature. Mise à part des hommes, elle est une île de n’exister que par rapport à elle-même. Bienheureuse, comblée par sa propre fragrance avec le parfum présenté comme une émanation d’elle-même, elle ne semble manquer de rien…

Freud dit que dans une large mesure l’attrait produit par les femmes réside dans leur narcissisme qui les font apparaître comme des enfants en tant que créatures isolées des adultes. Et d’ajouter qu’elles semblent disposer ainsi encore un peu de l’auto-suffisance propre à la sphère enfantine. Cette tendance au narcissisme leur viendrait parce qu’au moment de la puberté, voir leurs seins pousser, leur bassin s’arrondir, constitue une différence notoire par rapport à leurs corps de fillettes, qui les plonge dans une sorte d’émerveillement vis-à-vis d’elles-mêmes, émerveillement qui ne les quitte plus. Ce qu’il dit se passer au moment de la puberté n’est pas faux, c’est un ressenti que peuvent faire dans cette période-là bon nombre de jeunes adolescentes. Ce que je ne comprends pas, c’est comment Freud a pu dire que par certains aspects, les femmes sont auto-suffisantes quant au désir, s’aimant elles-mêmes un peu plus que de raison, et en même temps énoncer que, comme elles n’ont pas de pénis, elles envient les hommes ?

Manquent-elles ou ne manquent-elles pas ? Doivent-elles être les égales des hommes ou pas ? Faut-il considérer que les hommes et les femmes sont différents ou pas ? Dans une des phases du féminisme, les femmes devaient être non pas comme les hommes mais leurs égales. Simone de Beauvoir concluait Le Deuxième sexe en espérant une ère de libération où il y aurait entre les femmes et les hommes des rapports de fraternité. C’était en 1949 et il est certain que les femmes actuellement sont beaucoup plus émancipées qu’à cette époque. Au moment où Beauvoir a écrit son livre, Pétain était passé par là, avait considérablement restreint les libertés des femmes, provoquant une régression dans une situation qui n’était déjà pas évoluée tant que ça. Mais pourquoi à l’heure actuelle, quand les femmes ont atteint des positions plus hautes, plus indépendantes et qu’elles sont beaucoup plus nombreuses à le faire, pourquoi le féminisme est-il entré dans une phase où il ne s’agit plus d’avoir des rapports fraternels avec les hommes mais de les combattre voire de les haïr, de les considérer comme des ennemis et de récuser le mot même de fraternel en ce qu’il ne se rapporterait qu’au seul pôle masculin ? Dans cet ordre d’idées, il n’est évidemment pas question d’avoir des rapports fraternels avec eux. Quant aux femmes entre elles, elles devraient se sentir toutes sœurs au point qu’elles ne devraient ni critiquer ni dénoncer un propos ou une attitude qu’elles jugeraient mauvais si cela émanait d’une femme, comme si elles étaient toutes absoutes du moindre péché. C’est comme si elles participaient d’une sorte de prédestination positive signant un retour au tribalisme, mais un tribalisme d’autant plus étrange que c’est sans doute la première fois dans l’histoire de l’humanité que serait constituée une tribu composée d’un seul sexe. Bien sûr, il y a le mythe des Amazones et la société libre des femmes avec Sappho. Mais cela ne formait pas un clan mais une association pour l’émancipation, la liberté, avec un enseignement, des exigences (en matière de culture et de philosophie pour les élèves de Sappho, d’adresse et de vigueur au combat pour les Amazones).

Au moment où, dans les cultures occidentales, la situation des femmes peut se marquer d’une évolution notoire, se lève un vent de colère et de militantisme plus vengeur d’ailleurs que conquérant, reprochant aux hommes de tout leur voler, les accusant de ne pas les faire accéder à une situation idéale, comme si tous les hommes, eux, bénéficiaient de conditions de vie et de travail idylliques.

Les hommes accusés de tous les maux sont des Blancs et, suivant la formule consacrée « de plus de 50 ans ». Pourquoi seulement des Blancs ? D’après Françoise Héritier, les hommes ont dominé les femmes en les rationnant de nourriture dès la Préhistoire. Et ainsi, petit à petit les capacités des femmes se seraient atrophiées. Hormis le fait que je ne vois pas en quoi les capacités des femmes seraient atrophiées (de même que je ne vois pas comment certains hommes peuvent s’étonner que des femmes puissent être courageuses, le courage étant selon eux l’apanage des hommes uniquement), surgit une première incohérence : les hommes de la Préhistoire, étaient-ils tous des Blancs ? Les premiers humains ne seraient-ils pas apparus en Afrique et n’avaient-ils donc pas la peau sombre ?

Les revendications et les appels à la déconstruction des hommes ne résultent pas d’un complot. Les revendications et les appels à la haine sexuelle sont le fruit d’un mal-être très profond qui ne dit pas son nom, qu’on ne veut pas voir. Mais les angoisses comme les aspirations essentielles, les rêves et les peurs sont inscrits et solidement imprimés au plus profond des esprits, bien enfouis, invisibles, comme est invisible dans La colonie pénitentiaire de Kafka, le texte de loi qu’une machine atroce imprime dans le dos du condamné tout en le tuant. La loi qu’il ne peut pas lire, et qui le sauverait s’il pouvait la lire, s’enfonce dans sa chair jusqu’à la mort. De même, d’une manière métaphorique mais néanmoins probante, les vraies angoisses et les rêves mutilés qu’on refuse de voir, tatoués sur nos dos et sur nos nuques, peuvent finir par nous tuer, si on refuse de mettre la main dessus, au risque de s’écorcher la peau, de les tirer devant soi et de les regarder en face. Voilà pourquoi j’écris ce livre… Parce que justement, je me suis demandé :

Pourquoi, quand surviennent tant de catastrophes, pourquoi quand montent des guerres, pourquoi quand la violence des rapports dans le monde du travail est si forte (étrange : les médias ne parlent plus des suicides liés aux conditions professionnelles ; la vague déferlante qui avait surgi vers l’an 2000 a reflué aussi rapidement qu’elle était apparue), pourquoi certaines femmes et aussi certains hommes voient la priorité dans l’inégalité des femmes, dans la domination exercée sur elles et ce, depuis la nuit des temps ?

Pourquoi s’élève ce nouveau féminisme, qui ne fut jamais aussi virulent, est la question qui m’a poussée à entreprendre ma recherche. Et je me suis rendue compte alors que ce questionnement constituait un fil, un fil d’or de par son importance, d’où allait se dérouler l’écheveau d’autres sujets qui lui sont apparentés.

L’un d’eux découlant comme naturellement du féminisme concerne ce que je nomme la guerre des sexes. Car même si certains garçons, de moins de 40 ans pour la plupart d’entre eux, se disent féministes et acceptent de se « déconstruire » (il faudra spécifier ce que recouvre ce terme exactement mais en gros cela signifie déjà ne plus considérer d’être de sexe masculin), d’autres hommes en revanche se durcissent dans le pôle mâle, affichent une plus ou moins grande misogynie, de manière ostentatoire ou non suivant leur caractère. Dans tous les cas, un nombre accru d’hommes et de femmes, qu’ils soient féministes ou non, non seulement sont célibataires mais mènent des vies séparées. Jamais comme à présent on a vu dans les restaurants, les lieux publics et de loisirs, des groupes constitués d’un seul sexe. Comme si ce fait, apanage surtout de la prime adolescence naguère, constituait la règle pour les adultes maintenant. Dans les métropoles, le nombre de personnes vivant seules a toujours été plus important que dans les petites villes, les villages, les campagnes. Mais jamais ne s’est produit une telle amertume, déception voire agressivité d’un sexe envers l’autre, et ce, même si cela ne se dit pas ouvertement d’une femme à un homme mais s’exprime en des confidences partagées entre chaque sexe. Ici, nous ne sommes pas loin du ressentiment…

Une autre question qui se dévoile avec le déroulement du fil d’or qu’a amorcé notre première question — le féminisme vengeur — se rapporte justement au fruit naturel et évident du rapport entre les sexes : les enfants. D’ailleurs, il s’agit là davantage qu’une question propre à satisfaire la curiosité intellectuelle mais d’un point névralgique brûlant : la dénatalité.

Se posent aussi bien sûr les troubles dans les questions d’identité sexuelle. Ce qui remet en cause le sempiternel dilemme entre ce qui relève de la nature et de la culture, qui est une autre manière de se demander en quoi consiste être humain. Ce qui fait partie de l’une ou ou de l’autre sphère, nature ou culture, a toujours été plus ou moins fluctuant, vaporeux. Statuer d’une façon nette et péremptoire reviendrait à dire exactement en quoi consiste un humain alors que c’est une question d’une profondeur abyssale et qui est sans aucun doute l’un des moteurs les plus profonds de notre vie psychique et de nos actions… Mais à présent, certains semblent avoir tranché définitivement la question, et peuvent annoncer que tout est culturel, même le sexe biologique. Ce qui annihile l’idée de nature. Trancher en pensant que tout est naturel relève de la même incongruité.

Les avancées transhumanistes sont énormes, presque personne ne semble s’en soucier. Pourtant, elles imprègnent sourdement l’état d’esprit de la société. Aujourd’hui, l’humain est en passe de s’augmenter par certains côtés. (Ceci d’ailleurs va le diminuer certainement par d’autres côtés, par une simple conséquence logique). Mais c’est justement parce qu’en filigrane court cette idée qu’il va s’augmenter, se transformer, que se répand cette tendance

faisant croire que chacun peut se dire être ceci ou cela, puisqu’avec les prouesses de la technomédecine, demain on pourra peut-être le devenir biologiquement. Ainsi, déjà, on est ce qu’on dit être. La chose a lieu simplement par le fait d’être énoncée : l’acte performatif prime sur tout le reste.

Je n’ai rien reçu, je viens au monde comme si rien avant moi n’existait, pas même le fait que les humains aient un corps, soient possiblement homme ou femme, ou hermaphrodites dans très peu de cas naturels. Le monde avant moi n’existait pas. Je suis le monde… Rien n’est à l’extérieur de moi…

En continuant à dérouler le fil d’or dans l’écheveau du féminisme, voilà que se pose une autre question. La remise en cause du féminin et du masculin, qu’on peut voir comme les piliers de toute différenciation, se conjoint à l’effondrement des repères, et ce, toujours bien sûr dans le monde occidental. Car dans d’autres cultures la différenciation féminin/masculin ne se floute pas mais se campe dans une opposition des plus nettes. Dans le monde occidental, le floutage de la différenciation féminin/masculin jouxte l’effondrement des cadres moraux et religieux qui formaient les soubassements, les fondations des cultures, des civilisations.

Si je ce que je pense être a davantage d’importance que la réalité de mon corps, si ma pensée prime sur la biologie et le réel de tout ce qui m’entoure, c’est que rien de transcendant n’existe. Je suis à moi- même ma propre transcendance.

D’évidence, cela correspond à une illusion. Un jour peut-être pas si lointain, la technomédecine ne se consacrera plus principalement à réparer, soigner, guérir mais aussi et avant tout à transformer l’humain, le faisant devenir autre chose. Et alors, elle pourra changer encore plus facilement l’apparence d’un homme en femme et d’une femme en homme, ou en ni-homme ni-femme. Les cellules et les chromosomes ne seront pas modifiés pour autant. Et les incidences du corps biologique sur le mental resteront les mêmes, au niveau de l’émotivité, les circuits neurologiques, les facteurs qui entrent en jeu dans le mode de pensée. Dans le fond, le changement ne sera que d’apparence. Ne touchant pas la profondeur du réel, il restera une illusion. À ce titre, il est intéressant de penser que pour Freud, la religion s’avère être une illusion. Tout porte à croire que maintenant que semble bien écornée l’illusion du christianisme, a cours cette nouvelle illusion de l’auto-affirmation de l’être comme acte performatif (je suis ce que je dis être, je ne reçois rien d’extérieur, rien ne me surplombe, rien ne me dépasse). Dans ce sens, ceci formerait pour ainsi dire une nouvelle religion, avec ses fidèles zélateurs, d’un prosélytisme rôdé à toute épreuve… C’est ici qu’on peut voir la réussite totale de l’idéologie existentialiste de Sartre, magistralement pratiquée par Beauvoir.

L’idéologie existentialiste est l’axe autour duquel tournent toutes les prises de position féministes de Beauvoir dans Le Deuxième sexe. L’humain ne peut pas se définir puisqu’il n’a pas d’essence. On peut juger, dit-elle, une agricultrice, une actrice, dire si elles sont bonnes ou mauvaises, car on peut juger du résultat de leur travail. Mais on ne peut rien dire de ce qu’est une femme, puisqu’on n’est que ce qu’on fait. Il y a aussi chez Simone de Beauvoir une haine et une répulsion envers la chair et l’érotisme, en quoi elle adopte là encore la position de Sartre.

La haine du sexe et de la chair est la question dernière, et peut- être fondamentale, du fil d’or de notre écheveau du féminin, qui devra aussi traiter la problématique de la dénatalité, avant d’apporter nos conclusions qui, après le diagnostic, tentent d’ouvrir la piste à des remèdes.