Les Belles Endormies

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Les Belles Endormies du grand écrivain japonais Kawabata Yasunari publié au Japon en 1961 et traduit en français en 1970, est l’un des livres les plus forts et les plus scandaleux que j’aie lus. Aussi bien par son propos que par sa structure et par son style, on ne lit pas Les Belles Endormies. On l’éprouve, on l’expérimente, on s’en imprègne et se laisse porter par son ivresse.

Deux mots d’abord sur son auteur qui reçut le prix Nobel de littérature en 1968, soit quatre ans avant sa mort. Kawabata qui est né en 1899 fut un ami très proche de Mishima, de 25 ans son cadet, qui s’est suicidé comme chacun sait à grand bruit deux ans avant la mort de notre auteur. Comme Mishima et aussi comme Tanizaki, Kawabata fait partie de ces grands écrivains japonais qui ont été frappés par l’occidentalisation abrupte et brutale du Japon et qui avaient la mordante nostalgie de leur culture propre nippone.

Et l’on peut dire que c’est sans doute Kawabata qui livre de la plus lumineuse manière la mentalité et l’esthétique japonaises.

Cela tient dans la jonction, qui pour nous est tout à fait mystérieuse, entre le monde des sensations, du corporel, des perceptions et le monde des souvenirs, des désirs, de tout ce qui relève du métaphysique et du mental. Cela va encore plus loin que la synesthésie qui est la mise en relation entre deux perceptions provenant de sens différents, un son pouvant évoquer une couleur par exemple. En occident, les correspondances restent sur le plan sensoriel, elles concernent les impressions tangibles, les sensations. Le Japon va beaucoup plus loin et cela tient à sa culture zen. Les correspondances se font entre le terrestre, les sensations physiques, le visible et l’invisible, les pensées, les élans mystiques et supérieurs.

C’est en quoi la lecture de ce livre s’éprouve, s’expérimente. Dedans, il ne s’y passe rien parce que tout s’y passe, dans le sens où tout vient s’y réfléchir.

Le propos déjà tient du pur scandale. Une maison spéciale, dont on ne sait rien, sinon qu’elle est au bord de la mer, et la mer est très importante dans le livre, reçoit des clients qui sont tous de vieux messieurs impuissants. L’impuissance sexuelle est au cœur du roman mais ce que je veux prouver ici en vous parlant, c’est que l’impuissance sexuelle déborde largement le simple cadre sexuel justement, car elle constitue un procédé pour nous faire comprendre des choses.

Honteux d’être impuissants mais voulant goûter encore un tant soit peu, la beauté et la sensualité charnelles, ils viennent dormir auprès de jeunes filles très belles puissamment endormies, qui ne peuvent aucunement se réveiller.

Non seulement le client ne peut pas coucher avec elle mais en plus, cela lui est interdit. Cela ne va pas sans nous rappeler la loi d’amour qui avait cours au Moyen Âge, où le chevalier devait dormir auprès de la dame sans la pénétrer. Cette non-pénétration est la voie royale, si l’on peut dire, de la sexualité voluptueuse et perverse. Le vieillard, bien qu’impuissant, et justement parce qu’il est impuissant, mais néanmoins toujours au fond de lui bien vivant et ouvert aux promesses d’Éros et de sa compagne la mort, se trouve entraîné dans une sensualité désencrée de son pénis. C’est donc au-delà de son corps qu’il goûte cette beauté féminine qui est aussi, par son sommeil, au-delà d’elle-même. Et cela amène le personnage à aller au-delà du plaisir, à plonger dans l’infinitésimal des simples sensations par lequel il plonge dans un questionnement sur le sens de la vie.

Peut-être que le héros, Eguchi, âgé de 67 ans, n’avait jamais auparavant observé une femme avec autant de passion et autant de finesse que les quelques filles au près desquelles il va passer des nuits dans cette maison très spéciale.

De la racine des cheveux, au grain de la peau, à la commissure des lèvres, au modelé d’un sein, d’une hanche, à la finesse des doigts, et jusqu’à une dent de devant qui dépasse, la fille endormie est passée au peigne fin. Et chaque fois, c’est un nouveau souvenir de son passé qui surgit. Une geisha avec qui il avait entretenu une liaison. Une maîtresse pour seulement deux nuits. Un rêve… Un souvenir mais aussi un désir nouveau, celui de se fondre dans un plaisir proche du mourir.

Ce qui prime en réalité, ce qui suscite chez le héros et chez nous le plus d’émotions et de ferveur n’est pas ce qui voit directement. La fille endormie est plus qu’elle-même, elle est au-delà de sa personne. Et comme elle qui ne voit ni n’entend ni ne touche, le vieux qui est auprès d’elle entre avec elle dans cette autre dimension.

Ce qui compte est soit l’infiniment petit, un petit détail du corps de la jeune fille, soit ce qui ne se voit pas : une odeur, une couleur, un son.

La plus grande importance dans la maison où des vieux payent pour dormir près de filles nues endormies vient au-delà d’elles. Les émotions sont provoquées par la mer, qu’on entend sans la voir, par des odeurs de choses qu’on ne voit pas et qui sont rappelées par les odeurs des filles, par la couleur cramoisie des teintures murales qui se reflète sur leur peau et font penser au sang qui coule en elles…

C’est pourquoi c’est un livre qui s’éprouve et qui s’expérimente car tout entre en résonance avec tout, tout fonctionne en écho et cela ne concerne pas seulement les souvenirs et les émois du personnage mais percute aussi, dans une partie de notre cœur inconnue à nous-mêmes, un noyau qui serait le siège secret qui fomente nos désirs, nos sensations, nos émois les plus profonds.

Le corps dénudé de la fille endormie est une sorte de caisse de résonance et, plus précisément encore et plus justement de se situer dans l’esprit japonais, le corps dénudé de la fille endormie est la machine magique à fabriquer des reflets. Lisse et plane, parce que vivante mais comme sans vie, c’est-à-dire comme faisant partie du domaine inorganique, en elle se projettent les désirs, les élans aussi bien nostalgiques que sadiques du héros. Avec ces passages très émouvants où il prend conscience qu’il peut lui casser un bras, l’étouffer, la stranguler, la marquer, la tuer…

Cette maison le dégoûte et plus elle le dégoûte et plus il y revient. Comme plus j’ai peur et plus je désire quand je lis ce livre, de vouloir être cet homme inorganique, cette fille inorganique, de me laisser glisser avec eux dans le semblant de la mort.

Des somnifères lui sont donnés. Il peut dormir. Il peut mourir près d’elle. Bien sûr, il songe à ce mythe typiquement japonais, du double suicide d’amoureux.

Comme le roulis des vagues, qui est décrit et différent à chacune de ses visites dans la maison des Belles Endormies, la vie du héros en venant auprès des filles dénudées qui dorment d’un sommeil si puissant qu’il lui semble comme la mort, la vie du héros s’enroule sur elle-même.

Qui va mourir ? La fille qu’il peut tuer ? Lui, en prenant des somnifères ? Sa vie tourne sur elle-même, comme la roue du temps dans les cycles sans fin. Sa dernière femme, à sa grande surprise, lui rappelle sa mère. Et lui qui se voit au seuil de la mort se rappelle comment il cherchait le sein de sa mère quand il était petit.

Le livre commence par l’odeur du lait, le lait qui sort du sein maternel. Et se poursuit avec en leitmotiv la mer éternelle qui roule ses vagues, la couleur cramoisie des murs qui se mélange au sang qui coule dans les veines des filles. Elles n’ont pas de prénom, à peine ont-elles un visage. Elles n’existent pas en entier car il ne les perçoit que dans le détail. Ce sont des non-personnes, ni vivantes ni mortes. Et il flotte avec elles entre la vie et la non-vie.

Délicatement, comme ce flottement entre la vie et la non-vie, Kawabata Yasunari s’en est allé, sans bruit, un jour du printemps 1972, dans sa maison d’écriture près de la mer, maquillant presque en accident son suicide. Se suicider serait accorder trop d’importance à la vie. La vie est un jeu, un pur reflet où doit se mirer l’invisible de la nuit. Et nous terminons par une citation de ce livre au style aussi profond que la surface de la peau peut l’être :

« Le vieillard songeait aux sombres abîmes de la nuit sur la mer ténébreuse. »

Les Belles Endormies, de Kawabata Yasunari, se trouve en livre de poche.