Jamais un coup de dés
texte consacré à Giacomo Casanova paru dans BIL BO K, juin 2003
«Il oublie tout ce qui ne lui tint pas au cœur. Il dit que tout se filtre tout seul et qu’il faut laisser couler.», voici ce que Henri-Pierre Roché dit de Marcel Duchamp (1). Une apparence de je-m’en-foutisme, mais alors qui serait royal… L’être désinvolte dérange bien sûr l’ordre établi et il y a fort à parier que si cette particulière manière d’être, —l’étymologie du mot, italienne, est : «libre, dégagé»—, revêt depuis longtemps un aspect négatif, la désinvolture étant vue comme un défaut, proche de l’irresponsabilité, de l’amateurisme, c’est tout simplement parce que son ressort premier est la liberté, le détachement par rapport aux paramètres, aux carottes par quoi les humains s’enchaînent mutuellement.
Dans la vision négative de la désinvolture, il ne faut pas oublier que le détachement apparent ne se fait qu’à partir des valeurs morales et sociales établies, des contraintes, des règles qui bâillonnent. Si l’être est détaché de tout cela, c’est qu’il est attaché viscéralement, c’est-à-dire sans qu’il ait besoin de s’en expliquer, à autre chose. Cet autre chose, c’est le flottement, le dégagement… Aux règles du jeu communes, le désinvolte ne tourne pas le dos comme le ferait le sage, l’ermite ou le looser mais, téméraire parce qu’il a la finesse de sentir que, de toute façon, on n’a rien à perdre, il oppose sa propre manière. Pour lui, être fondamentalement élégant, dans la grâce de l’être et du paraître unis, la fin ne justifie pas les moyens. C’est la beauté du parcours aussi qui compte, et celui-ci se mène sous l’égide de son seul plaisir. Il dérange parce qu’on ne peut pas avoir prise sur lui, il se présente hors du besoin. Les jeux de pouvoir, tout ce qui excite et mène le commun des mortels, il reste vis-à-vis de tout ça, complètement indifférent. Cette liberté s’accompagne, non pas d’irresponsabilité, mais au contraire d’une attitude hors de tout ressentiment. « Je commence par déclarer à mon lecteur que, dans tout ce que j’ai fait de bon ou de mauvais durant tout le cours de ma vie, je suis sûr d’avoir mérité ou démérité, et que par conséquent je dois me croire libre. » Ainsi s’ouvrent les admirables Mémoires de Casanova, qui brillent par leur ingéniosité et intelligence. Lui, l’apatride, le sans-le-sou qui a vécu comme un prince, sans jamais faire de projet, sans anticipation, c’est-à-dire hors du souci de thésaurisation, a gaspillé l’argent comme aurait pu le faire un milliardaire et que, justement, les milliardaires ne font pas ou très rarement, je veux dire aller jusqu’à dilapider, consumer toute leur fortune. Sauf par exemple, Barnabooth. Valery Larbaud, en le créant, fut roi de la désinvolture. Par rapport à ses biens matériels, d’une valeur financière énorme, que Barnabooth vendit pour s’en débarrasser, pour être libre, à l’abri de la roue sans fin de la thésaurisation, son intendant ne cessait pas de le taxer de frivole, d’irresponsable désinvolte et de fou, parce qu’il s’était retiré du circuit du travail, qui est cette course effrénée de l’avoir. Or, s’écrie le héros dans A. O. Barbanabooth Son Journal intime, «Et oisif! Moi qui consume ma vie dans la recherche de l’absolu!» Désinvolte aussi jusqu’au génie, Dostoïevski qui misait sa vie dans le jeu (2) : aujourd’hui je suis zéro, demain je peux être tout.
Pour redevenir peut-être de nouveau zéro. Qui sait ? N’est-ce pas là la véritable essence de la vie? Je ne suis rien d’autre que mon propre passage d’un état à un autre, sans fixité, sans idéal autre que celui du caprice de la Fortune, du Temps face auxquels, courageux jusqu’à l’insolence, je mets en balance mon propre Désir, le pion damné de mes plaisirs et de mes souffrances… Cet absolu, ce peut être la recherche du divin comme pour Barnabooth, ou du plaisir seul (Casanova), de l’art, de l’art et pas de la «carrière», (Duchamp), de la simple liberté d’agir et d’être soi. A ce titre, ne pourrait-on pas dire aussi que le divin Marquis était la désinvolture incarnée? Cessez donc d’écrire les horreurs que vous écrivez et l’on vous sortira de prison, lui dirent un jour ses geôliers. Non merci Messieurs, répondit Donatien Sade, je suis comme je suis, c’est ma nature, je ne la changerai pas.
C’est l’être qui se place de lui-même détaché de ce qui peut lui survenir, c’est-à-dire qu’il est foncièrement indépendant des événements bons ou mauvais. Peut-être sait-il que tout finit par passer… Si la figure du joueur est emblématique de la désinvolture, c’est aussi parce qu’y règne cette possibilité de toujours recommencer. A la course linéaire du temps, fuite en avant sous le primat de la loi de causalité, et qui ne peut que viser irrémédiablement sa propre fin, c’est-à-dire la mort, le désinvolte vit une sorte de tempolarité cyclique, où tout se remet à chaque fois en question. Si je n’aime plus cet homme, qu’importe? Demain j’en aimerai un autre… Ne pas se situer dans la linéarité du temps, avec son but ultime la mort, apporte ce merveilleux avantage: les êtres responsables, sérieux, ne se donnent-ils pas tant de mal, après tout, pour amasser, construire, faire soi-disant des choses constructives en vue de conjurer la destruction finale de leur être ?
Ceci va de pair avec la croyance en la loi de causalité, la croyance qu’il faut bien agir pour être récompensé, oubliant que ce bien agir n’est jamais que la correspondance, l’obéissance aux normes. Or, comme le remarque Casanova : «J’ai vu très souvent le bonheur m’arriver à la suite d’une démarche imprudente qui aurait dû me mener au précipice, et, tout en blâmant, je remerciais Dieu. J’ai vu aussi, par contre, un malheur accablant sortir d’une conduite mesurée et dictée par la sagesse. Cela m’humiliait; mais, sûr d’avoir raison, je m’en consolais facilement. » (3) En revanche, s’arrimer dur comme fer à la pseudo-loi de la causalité des événements, n’est jamais qu’une superstition pour conjurer les caprices, le sort, l’imprévisible même des choses, boucher le trou du réel. Leurres… Le désinvolte se passe de ces leurres, de ces miroirs aux alouettes. D’ailleurs, la fin n’est pas au bout, pour lui. Elle est là, tout le temps. Donc jamais là non plus. Tout commence et tout s’efface dans la beauté corrosive mais irradiante de l’instant. Brûlons!
Car il vit comme si le monde n’était rien, tout se tenant dans le seul passage. Et d’ailleurs, dans notre ” vierge, vivace et bel aujourd’hui “(4), le monde ne se révèle-t-il pas, justement, rien? La perméabilité des frontières, actualisée par l’accélération de l’économie et par la vitesse et l’expansion des réseaux de communication, abrogeant la notion de territoire (se définissant par des limites fermées)―dont la juxtaposition, dans notre mental, consituait le monde, pulvérise par là même le monde. Celui-ci, désormais, se dérobe sous nos pas. Je suis toujours un peu émue en voyant des cartes, des planisphères anciens où manque la moitié peut-être des continents. Mais si l’on dressait la représentation véritable et géographique du monde tel qu’il est vraiment ressenti, nous serions bien plus supris! Nous ne verrions strictement rien. Pour notre horreur ou notre amusement… Et, dans cet invisible et incorporel, ce ne sont que mes pas qui, au fur et à mesure, le dessinent. Comme un avion trace son sillage, très éphémère, dans l’infini du ciel.
Du point de vue de l’économie et des moyens de communication (c’est-à-dire des plus importants leviers), les territoires non seulement sont devenus perméables, fuyants, mais aussi, pour ainsi dire, décapités : l’instance supérieure, chef d’état avec ses adjuvants indispensables ―un idéal commun, une religion…― se trouve également très ébranlée, pour ne pas dire plus. Avec l’évanouissement des idéaux et les ficelles tirées par la seule économie. Territoire et instance supérieure dépassant tous les individus établissant entre eux une cohésion pour former collectivité, avaient également besoin d’un troisième facteur pour opérer et non des moindres : la répression des instincts. En effet, pour ne pas s’entretuer (ou le moins possible, disons…) afin de réaliser le vivre-ensemble, ainsi que nous l’a appris Freud, les humains ont réprimé la pulsion de mort, notre pulsion première. C’est en devant réprimer la pulsion de mort qu’ils ont réprimé aussi les autres pulsions, créant de multiples tabous, quant au sexe notamment. (5) Là où la collectivité dépasse l’individu…
Or, les tabous sexuels, du moins pour les plus éclairés (ou les plus sombres plutôt, les amoureux de la nuit) tendent de plus en plus à être dépassés. Du même coup, c’est également le collectif, le territoire et le monde qui s’avèrent encore plus évanouissants, glissants. Et l’on a du mal à se sentir errer, pas chapeautés par une transcendance qui légitime et juge notre existence, non pris dans ce bloc aliéant certes mais rassurant d’une collectivité aux allures matricielles. Ce qui, allié à des troubles économiques graves dûs aux changements de l’accélération (produisant ses sacrifiés de la mutation comme la naissance de l’industrie provoqua les siens) induit d’un côté le banditisme “souverain”, la souveraineté “maffieuse”; et la formation des clans, des hordes, intégrismes, terrorisme et violence, par réaction.
Or, à ces deux champs, s’en ajoute un autre… Plus dégagé et créatif, hors violence… En effet, le monde comme non donné au préalable, comme vide à faire exister; la perte de transcendance qui ouvre l’humain à l’immanence, à l’éclat de l’instant, et la libération du sexe, tout cela offre les meilleures conditions pour le désinvolte, celles dont lui, en tout cas, s’était toujours déjà données. Ce joueur par nature, ne suivant pas un chemin tracé qui aurait accueilli sévèrement mais confortablement ses conduites, invente sa vie à chaque coup de dés. Lui qui flotte. Parce qu’il sait qu’il n’est aucune instance supérieure qui a vraiment désiré la venue de l’humain sur terre (“les non-dupes errent”) (6). Chérissant sa solitude en étant, justement, le plus ouvert à l’accueil de l’altérité. D’ailleurs, dans sa grande amplitude de mouvements sachant se passer de cadres, passant commodément au travers, il pratique la nouvelle forme du collectif. Moins repérable que l’ancienne; et c’est sans doute pourquoi l’on s’écrie à tort sur la disparition du collectif. Car aujourd’hui fleurissent de toutes parts de petites communautés, par-delà les frontières et les classes, invisibles, non-officialisées mais d’autant plus opérantes. Et, avec sans doute moins de peurs et d’inhibitions que les autres, grâce à son dégagement par rapport à toute transcendance, il vogue légèrement, avec beaucoup moins, voire pas de pathos du tout, dans les labyrinthes du sexe.
C’est là aussi, dans ces épousailles du plus grand danger et de la chance la plus intacte, que sans doute peut se jouer une nouvelle notion de la responsabilité, une façon plus lucide peut-être de considérer ce qui est réellement mal.
Notes :
1 ) Victor/Marcel Duchamp, éditions Centre National G. Pompidou.
2 ) Le joueur, éditions Babel.
3 ) Mémoires de Casanova, Tome I.
4 ) Stéphane Mallarmé.
5 ) Malaise dans la civilisation.
6 ) Formule célèbre de Jacques Lacan.