Octobre 2020

Les anges de l’histoire – Frederika Abbate

Alexandre

Foisonnant et hypnotique,  Les anges de l’histoire  est un roman qui soulève tout un tas de questions fascinantes relatives à l’avenir de l’Humanité, le trans-humanisme, les expériences folles de clonage et de transformation de l’ADN. Mais pas seulement, car à cela s’ajoute une dimension sociale puisque  Frédérika Abbate  imagine un monde où les riches sont devenus si riche qu’ils asservissent purement et simplement les plus pauvres, au point de leur agiter de la nourriture sous le nez pour le plaisir de les voir s’écharper, exacerbant le rapport de domination de classe. Le futur qu’imagine l’autrice est proprement glaçant.

Ce monde à feu et à sang (au sens propre) qui nous attend prend sa source dans la passivité de l’Homme et dans son caractère interchangeable. C’est le constat que dresse Soledad, le personnage principal au visage de Cro-Magnon (comme un miroir de l’Homme Premier, peu importe l’époque dans lequel celui-ci évolue), que l’on suit depuis l’enfance, et avec qui nous traversons tout le roman, à mesure qu’il grandit, murit, devient adulte et prend une part considérable dans la lutte qu’il faudra mener pour ne pas que ce monde sombre complètement.

Soledad développe une théorie intéressante sur ce qu’il appelle «  la conspiration des endormis  » qu’il résume en ces termes  :

« Faire partie de la conspiration des endormis, c’est être comme tout le monde, s’aligner sur le même modèle et donc, ne pas être soi. Ne pas être soi, c’est ne pas être. Donc ces gens ne sont pas en vie. C’est pour cela qu’ils sont plus aisément contrôlables. »

On peut alors agiter n’importe quelle distraction devant ces hommes pour les voir vous manger dans la main. Et agiter n’importe quelle promesse pour les asservir.

Mais revenons à Soledad, la colonne vertébrale du roman. Jeune homme perdu, il fait l’expérience des drogues dures au début du roman, lorsqu’il débarque dans un Paris qui ressemble à ce moment là du récit au Paris que nous connaissons. Soledad s’approche alors le plus possible de la mort pour renaitre en homme neuf, à la recherche d’une réponse à la question qui le hante : pourquoi est-il venu au monde ? C’est dans l’art et la création qu’il trouvera la réponse, au gré des voyages qui rythment les deux premières parties du roman, et qui le mèneront en Thaïlande et en Russie, avant un retour à Paris devenu méconnaissable.

Chaque pays traversé apporte quelque chose dans la construction de Soledad (humaine et artistique), comme cette séance chamanique hallucinatoire en Thaïlande (une scène merveilleusement écrite) ou l’apprentissage des sombres histoires russes, notamment le destin de la ville engloutie de Mologa qui donnera à Soledad l’idée d’une nouvelle sculpture. Et, en miroir à cette ville russe disparue sous les eaux, le récit nous mène jusqu’à la Canopée parisienne, ces hauteurs où se retrouvent les Unders (comme preuve que le monde est devenu sens dessus dessous), un groupe de cyber-activistes occupés à empêcher le monde de sombrer, alors que la course folle vers l’extinction de l’Homme semble toucher à sa fin.

Et, pour traverser ce roman intense, des fulgurances et des pensées pertinentes sur l’art (son utilité – ou non), la science (et ses folles dérives) et l’état de ce monde.

« Tout va mal. C’est peut-être la fin. L’équilibre du Bien et du Mal est rompu. La spiritualité n’existe plus. Les gens se battent dans des compétitions sans merci. Ils se haïssent. Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres. Et ceux du milieu ne savent plus qui ils sont. De toute façon, plus personne n’est qui que ce soit. Tout n’est qu’apparence, faux-semblant. »

Que reste-t-il alors, comme espoir, dans ce monde si noir  ? Dans ce monde où l’on cherche la jeunesse éternelle, dans une volonté presque vampirique de ne jamais mourir. Que signifie être en vie quand on peut tout s’offrir, y compris l’assurance que la mort ne viendra jamais nous déranger  ? Ou, à l’inverse, que signifie vivre quand on a plus rien, et qu’on aura plus jamais rien  ? Le chaos se trouve dans l’affrontement entre ces deux désirs que l’on pourrait résumer ainsi  : l’ennui de la mort.

Il faut noter, tout au long du roman, l’importance du corps.  Frédérika Abbate  le magnifie à travers une sexualité débridée (certains passages du roman sont d’un érotisme enthousiasmant), tout autant qu’elle transforme ce corps humain pour le pousser jusqu’aux confins de l’animalité. La dernière partie du livre met en scène toute une galerie de monstres humains, ainsi que des mutants homme-animaux. Le corps-matière pour l’œuvre de Soledad, le corps-régénéré pour les illuminés de la jeunesse éternelle, le corps-supplicié pour ceux qui errent en haillons, le corps-absent pour les Ombres qui naviguent entre la Vie et la Mort.

«  Les Grecs pensaient que les morts n’avaient plus de visage. Ils erraient dans l’Hadès, sous la terre, n’étaient que des ombres. Des ombres encapuchonnées de nuit. Je ne sais pas vous. Mais moi, cette expression me fait rêver.  »

De la Canopée à l’Hadès, et retour. Ce fascinant va et vient qui porte tout le roman.

Alexandre

Illustrations de couverture de Nicolas Le Bault

PS : A noter la sublime illustration de couverture, signée Nicolas Le Bault, qui participe grandement au mystère et à la beauté de ce roman inclassable. Nicolas Le Bault est un artiste à découvrir absolument !

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