Corps cyborg

paru dans  Archée, http://archee.qc.ca/, avril 2002

Qu’est-ce que le corps ? Que peut le corps ?
Plutôt que d’avancer des données prospectives tentant de dessiner les contours de ce que sera notre futur, sa substance et sa saveur sous l’égide de la cybernétique, la tâche que je m’assigne est celle de décrire et d’analyser le nouvel espace mental que la cybernétique a déjà, et absolument, installé au cœur de nos vies.

Ces modifications concernent notre intimité la plus profonde en ce qu’elles touchent directement le corps. Un lieu commun circulant dans le camp adverse de la cyberculture ( pour ceux qui veulent y voir une guerre ; alors que le changement est déjà là et qu’il s’agit précisément d’en délimiter les contours afin qu’apparaissent nettement les bons et les mauvais côtés) ce lieu commun consiste donc à proclamer que l’usage de l’ordinateur, des jeux vidéo, du Net, bref du virtuel, aboutit à une négation du corps, une néantisation du corps. Au sujet de la pseudo-dématérialisation soi-disant provoquée par le virtuel, Pierre Lévy est exact en mettant bien l’accent sur le fait qu’il s’agit d’une désubstantialisation et non d’une dématérialisation car le virtuel, dit-il au contraire, est le prolongement de nos pensées et de nos actions (1).

Le corps et le virtuel
À ceci j’ajouterais que le virtuel, loin de néantiser le corps, nous plonge au cœur de son mystère, tout en le modifiant, en changeant radicalement notre manière de l’appréhender et de le vivre.
On ne sait pas ce que peut le corps, disait Spinoza. Faisait-il référence, par anticipation, à la cybernétique…
Le corps n’étant que la manière dont notre mental se débrouille avec lui, c’est dans le mental lui-même que réside le corps. Le corps, celui dont je parle ici, n’étant ni le corps-objet publicitaire ni le corps plus ou moins objet de la médecine. Il est, plus obscurément, ce que nous en faisons, c’est-à-dire qu’il est directement régi par notre imaginaire, nos peurs et nos désirs.
Les pratiques cyber sont, parmi toutes les pratiques, par l’échantillonnage infini des domaines qu’elles proposent, par l’emprise également de la machine et de ses langages propres, celles qui se réfèrent le plus radicalement à notre imaginaire, nos peurs et nos désirs. Bouleversant les conceptions essentielles, les perceptions et les pensées, elles ont déjà façonné un corps Autre. Le corps cyborg, ce n’est ni demain ni dans dix mille ans. Ce corps cyborg, c’est le vôtre, le mien.

Le corps dans l’espace
Depuis Kant, l’espace est considéré comme un a priori abstrait et insaisissable, non matériel mais indispensable à tout ce qui naît et se forme. Une nappe indistincte sur laquelle les sensations, les phénomènes, les objets, les perceptions vont trouver à s’inscrire et prendre place, pouvoir faire leur apparition. C’est cet espace que le virtuel renverse. Prenons comme exemple la réalité virtuelle car c’est là où le changement appert de la manière la plus évidente. http://www.multiface.net Vous n’avez plus affaire à un espace invisible et insaisissable mais à un lieu délimité avec ses paramètres et ses lois déjà définis. Il est maintenant, en fait, un objet modélisable. La nappe elle-même devient un objet. Et je pense qu’une grande part de notre plaisir voire fascination à naviguer dans le cyberspace vient de cette sensation de pseudo-maîtrise sur l’infini insaisissable. Mais ce n’est pas le point le plus important. La navigation et l’intervention des usagers sur le Net provoquent le même effet qu’un programme de réalité virtuelle. Tous les objets, les lieux, le monde, les autres, moi-même, tout cela est sur le même plan. Mon corps, les vôtres, l’espace, tout se décline pareillement, la nappe indistincte a priori n’étant plus là pour nous séparer. Nous faisons corps avec l’espace. Retrouvant ainsi la sensation du fœtus dans la matrice. Ils ne font qu’un eux aussi. Ceci est capital, car c’est le cœur, précisément, de ce qui constitue la libido dans la géniale théorie lacanienne.

Le corps dans le temps
Le temps subit la même transformation que l’espace. Il ne se propose plus à nous, par la magie du Net, comme l’insaisissable du déroulement vis-à-vis duquel, malgré tous mes efforts j’ai peu de prise et contre lequel, plus ou moins je me débats. Par l’entremise du temps réel ; terme fou si l’on y songe bien, fascinant, temps réel… Qui n’est rien d’autre que l’approche, presque réussie, de l’effet d’immédiateté. Sont abrogés l’attente, l’intervalle, le retard… la médiation. Nous sommes en prise directe avec le temps, fluidifiés nous aussi et pris dans son déroulé, sa fluidité. Nous sommes dans le temps.
C’est en fait le temps et l’espace qui circulent dans nos veines, un peu comme ceux de la matrice se divulguent immédiatement dans le “ corps ” du fœtus.

La libido dans la théorie lacanienne
Pour exprimer ce qu’est la libido, ou plutôt pour la faire sentir, saisir, car elle échappe par définition aux concepts, le très méthodique et “ scientifique ” Jacques Lacan, bien qu’amoureux de topologie et de mathèmes, a dû pourtant forger un mythe à ce sujet, car la libido est impossible à formater autrement.
La libido, elle qui va être déterminante pour la psyché et donc pour le corps, est la “ nostalgie ” du paradis perdu, perdu précisément en naissant. La nostalgie de notre double immortel (on ne devient mortel qu’en naissant), de la coquille protectrice avec laquelle on ne faisait qu’un. De cette déchirure à jamais irréparable, la béance ouverte au cœur de l’être est source de vie, précisément en ce qu’elle va le contraindre à s’ouvrir à l’Autre, dans l’illusion (tout est là…) de retrouver sa part perdue de lui-même, sa part d’immortalité.

Le corps cyborg et la libido
Ne voyez-vous pas maintenant qu’ici précisément ce que campe le Net, le virtuel, sont les principales caractéristiques de cette coquille, appelée “ lamelle ” dans le mythe lacanien ? Je ne suis pas séparé de l’espace, du temps mais sur le même plan qu’eux, dans la fluidité même de l’infini.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, cette coquille prend une forme et elle opère concrètement, pour le meilleur et pour le pire ; oui, elle, la MACHINE.
Toute notre approche du corps et donc des rapports humains, de l’amour et du désir se modifie à cause de cette raison essentielle.
Notre envie de fusion, envie stimulante et porteuse de vie et de création (mais aussi détestable et néfaste en ce qu’elle engendre souvent de vains effets de miroirs et de jeux de leurre) se cristallise à présent sur la machine qui devient l’opérateur absolu de nos désirs, de nos peines et de nos joies.
Pour preuve, mais aussi pour point d’appui pour d’éventuels prolongations de cette réflexion, je prendrais ici deux visions différentes mais pas forcément antagonistes, du cyber ; celle de Pierre Lévy et celle d’Ollivier Dyens.
Pour Pierre Lévy, le nouveau statut du corps humain est un fragment de l’hyper-corps ; par la circulation des organes entre humains mais aussi d’une espèce à l’autre (foies de babouins, cœurs de porcs…) du sang, etc. “ De même que nous partageons depuis belle lurette une dose d’intelligence et de vision du monde avec ceux qui parlent la même langue, nous nous associons aujourd’hui virtuellement en un corps jointif avec ceux qui participent aux mêmes réseaux techniques et médicaux. Chaque corps individuel devient partie prenante d’un immense hyper-corps hybride et mondialisé. ” (1) Voici donc une fusion entre les êtres, qui se retrouve dans son terme de “ intelligence collective ”.
Pour Ollivier Dyens, les corps humains ne se connectent pas tant entre eux qu’avec la machine, donnant un corps “ cyborg ” total, entrelacement humain/machine. Dyens énonce que ce qui nous meut à présent est le désir des machines car elles décuplent non seulement nos sens mais nos mémoires, nos vies. “ Ce sont les machines qui, aujourd’hui, nous permettent d’accéder à notre humanité. ”(2)
Donc, soit l’hyper-corps humain, soit le couplage humain/machine. La libido, fantôme errant de notre part immortelle nous hante incessamment ; et l’on dresse une pseudo-fusion soit entre tous les êtres, intelligence collective pour Pierre Lévy, soit avec la perfection absolue (fantasmée comme telle) de la machine, pour Ollivier Dyens.
Ces deux visions sont également intéressantes et pertinentes, oui, sans doute…

Corps cyborg dans la machine désirée : la mort, la vie, le Désir

Mais le point vraiment important aussi me paraît être celui-ci : l’inconnu, l’inconnu comme espace, comme temps, comme autre être (par les forums, les sites, les chats, vous avez “ tout le monde ”, de chez vous, à votre disposition) l’inconnu semble saisissable, à portée de main, presque palpable. Quel apaisement ! Quelle excitation en même temps ! La fracture ancienne qu’imposait le désir (le manque, la crainte…) semble s’effacer.
Or, cet inconnu, du même coup, étant sur le même plan que nous (pas de hiérarchies sur le Net…) s’anéantise par là même. Il échappe, en fait, plus radicalement encore qu’avant. Puisqu’il est là, ou me donne la sensation d’y être, c’est qu’il n’est pas là, que ce n’est pas lui… Ce qui fait que mon corps est là tout en n’étant pas là. Ni mort ni vivant.
Ou plutôt les deux ensemble, mort et vivant à la fois. Avec toute la verdeur, la souffrance, le désir, l’indécidabilité de la vie, avec tout l’apaisement, la fixité qui résout tout de la mort. Voilà le virtuel. Le couplage enfin réussi avec la part de mort c’est-à-dire d’éternité. La libido à l’état pur, quoi !
La suprême satisfaction et la porte ouverte à toute dérive aussi…

Notes :
(1) Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, éditions de la Découverte.
(2) Ollivier Dyens, Chair et métal, vlb éditeur.