Viol du temps

paru dans White Rabbit Dream 4/La Violence, mars 2021

Par-delà le pour et le contre

En ces temps a cours une tendance, comme souvent venue des États-Unis, qui consiste à réclamer que justice soit faite, qu’une injustice soit réparée. S’engage alors une bataille de l’opinion occupant des semaines durant la première place dans le champ médiatique, qui enflamme les consciences, formant deux camps distincts qui s’invectivent et se battent. D’un côté, ceux qui réclament que justice soit faite, manifestent, font couler l’encre des livres, des journaux, mobilisent les écrans. De l’autre, ceux qui se scandalisent de cet appel à la justice, le jugeant injuste et répréhensible. Outre la légitimité de cette bataille, par-delà les avis, les opinions qui agitent à ce sujet les masses, quelque chose m’interpelle. Les injustices portent toujours sur les mêmes domaines, immanquablement et pas un autre, au nombre de deux. Le domaine sexuel. Le domaine racial. 

 Dans l’affaire qui occupe le devant de la scène médiatique, dans le champ racial comme dans le champ sexuel, l’opinion publique se divise en deux camps. D’un côté, se dresse massivement un appel à la sanction. Et, de l’autre, tout aussi massivement, s’érige une indignation contre cette demande de sanction. Les deux camps s’opposent violemment, sans possibilité de dialogue. Sans trop s’embarrasser de nuances ni de discernements, la réflexion est reléguée pour ainsi dire aux oubliettes. 

Trouvant injuste de délaisser d’autres injustices avérées, les sunlight braqués uniquement sur l’ethnie et le sexe, il me semble impératif d’interroger ce fait. De manière indubitable, se noue ici un symptôme. 

Dans le domaine sexuel, l’accusation porte dans la grande majorité des cas sur un délit qui s’est produit dans le passé. Dans le champ racial, le délit, le crime avéré ont bien eu lieu dans le présent de l’accusation. Mais ils touchent tout de même au passé, renvoyant comme de manière automatique à des faits racistes produits dans le passé, sur des personnages «  historiques  ». 

Dans le champ sexuel, l’accusé en question est une personnalité publique. Mais cela ne s’arrête pas là. Cette personnalité relève du domaine artistique et parfois politique. Le cinéma, la littérature, occasionnellement le politique, sont les domaines où, comme par hasard, se trouvent toujours les accusés. Avec une préférence nette pour prendre des accusés dans le champ artistique. Ces personnalités publiques peuvent être apparentées, d’une manière sous-jacente, à des personnages historiques. Eux, qui aujourd’hui sont connus, pourront sans doute entrer dans l’histoire un jour.

Ainsi, dans les champs racial et sexuel, quelque chose d’aussi fort qu’une accusation renvoie au passé. Le passé est mis en accusation. Revisité, soumis à une relecture, mis dans l’orbite d’une perpétuelle remise en question. Comme si, décidément, il y avait quelque chose de pourri dans le royaume du Passé… 

Pourquoi fleurissent très précisément à l’heure actuelle ces accusations portant sur le passé ? Que ce phénomène que, sans la souffrance et la gravité des situations auquel il se réfère je nommerais «  mode  », se répande dans les pays hautement capitalistes si massivement, est bien le signal qu’y agit un motif de capitale importance. Le seul soi-disant progrès, la médiatique «  libération de la parole» ne pouvant en fournir la seule explication,  qu’est-ce qui le provoque en vérité ?

La piste dont nous disposons se compose de ces trois éléments que sont le passé (sous la bannière de l’Histoire), l’ethnie, la sexualité.

Il est bien connu que tout traumatisme, que tout choc subi ou toute peur quant à l’avenir provoque la tentative pour l’esprit de reculer à l’état antérieur, de se raccrocher à quelque chose d’apparemment solide. Quand le sol se dérobe sous les pas, quand le présent vacille et que l’avenir n’est qu’un brouillard annonçant la nuit des temps, le seul réconfort, l’unique base pouvant paraître un tant soit peu solide, n’est-ce pas ce qui a déjà eu lieu, le passé ? Car en définitive seul le passé existe, justement d’avoir existé.

 

No futur

On dirait que le sentiment que le présent est fichu, que le passé convenable est impossible, est enfoui au plus profond des êtres, remonte à la surface et les agite convulsivement. Pas tous évidemment. Ce sentiment enfoui du «  tout est fichu  » se tapit, à mes yeux, aussi bien chez ceux qui sont «  pour  » que ceux qui sont «  contre  ». Une poignée y échappent, occupant dans le monde les meilleures positions.

On dirait que le présent ne peut plus s’améliorer en travaillant sur les maux qui l’accablent dans le présent. Que nulle action véritable ne peut agir sur le présent  même.  Il faut considérer le présent et le futur comme fichus, il faut se considérer soi-même et les dirigeants comme impuissants face au présent et au futur, pour trouver ainsi refuge dans la re-visitation du passé. 

C’est comme si l’action sur le présent et le futur était anéantie et qu’on ne pouvait plus dès lors que chercher à modifier le passé. Quel est donc ce besoin très fort, frénétique, quasiment convulsif, qui pousse ainsi à revisiter le passé ? Les violences, les injustices, c’est ici et maintenant qu’elles existent. On dirait que nos sociétés sont devenues folles. Folles avec le temps. Et si elles ne veulent pas voir le présent, n’est-ce pas parce que, plus grave encore que de craindre l’avenir, elles se disent qu’il n’y a plus d’avenir tout simplement ? Il y a une violence première d’où peuvent dériver toutes les autres. La violence faite au temps.

Il n’y a plus d’avenir. Il n’y a donc plus de présent. La tentative de refaire le passé, dans le fond, en est le cri désespéré. Nos sociétés désespèrent tellement de leur avenir qu’elles semblent chercher un refuge en revisitant le passé. On déboulonne des statues d’hommes qui ont œuvré et sont morts depuis longtemps, par désespoir de ne pas pouvoir renverser des pouvoirs actuels aberrants. 

Si on enlève des manuels d’histoire et des académies, les meurtriers, les assassins, les racistes, les antisémites, les auteurs d’idéologies mauvaises, on aboutira à ceci : il n’y aura plus la discipline appelée «  histoire  ». On ne veut garder de l’histoire que ce qui est «  bien  ». Je suis désolée de le dire mais l’histoire, c’est une longue série de guerres, de massacres. Ce sont de belles actions aussi, des avancées, des sauvetages héroïques. Mais aussi un vaste champ de ruines, comme l’a dit et magistralement évoqué Walter Benjamin. Son Ange essaye de le réparer. Et c’est par sa conscience aigüe des souffrances des victimes. Si on enlève les tortionnaires de l’histoire, on efface aussi par là même leurs crimes. Effaçant leurs crimes, on jette aux oubliettes leurs victimes. Rendre invisibles les tortionnaires, c’est effacer les victimes. C’est inacceptable. Est-ce cela que souhaitent ceux qui veulent effacer les noms maudits de l’histoire ? Non, je ne les pense pas emplis d’un tel cynisme. Mais emplis de naïveté et sous l’emprise de la manipulation de la poignée qui occupent dans le monde des positions hautement privilégiées, oui. Ils s’en font les idiots utiles. 

Car les vainqueurs en ce monde veulent aussi effacer l’histoire. Enlever les «  mauvais  » de l’histoire, c’est vouloir faire de l’histoire des humains un vaste Disneyland. Disneyland répandu partout, étant le seul monde, ce n’est pas le paradis. C’est le pire cauchemar. C’est fabriquer des êtres non préparés à l’adversité, qui sont donc affaiblis, amputés, sans imagination, sans réflexion, sans pensée. En effaçant l’histoire, en semant le doute perpétuel dans la pensée des gens par des mensonges répétés sur le présent, les gens sont manipulables et corvéables à merci. 

Dans le champ sexuel, si on accuse des hommes d’avoir violé des personnes il y a longtemps, (outre les souffrances subies qui, ici, ne sont aucunement remises en cause) n’est-ce pas par désespoir ? La justice réclamée par rapport aux délits sexuels, outre les faits et les souffrances qui sont indéniables, révèle en fait un profond malaise vis-à-vis de la sexualité. Michel Foucault nous a légué un testament qui aujourd’hui est plus vivace que jamais. Il tient en ce mot étrange : bio-pouvoir. La sexualité, l’appel frénétique à s’étiqueter, à se ranger dans une case, par-delà la libération, fait surtout le jeu du contrôle. La sexualité est un terme mis en avant par le discours du pouvoir. S’ancrant dans l’organique, dans la matière, dans les étiquettes et les cases, le précis, le fixe, l’immuable (donc la mort), il a tué l’érotisme (le fluctuant, la puissance des métamorphoses…) Au terme de sexualité, relevant du bio-pouvoir, s’adjoint le terme de racial, qui renvoie à la fausse notion de race.

Ces délits anciens portés sous la lumière des sunlight montrent que les êtres sont floués dans des rapports pauvres, déshumanisés, des relations sentimentales et érotiques sans saveur, des liens affectifs et amicaux d’une grande misère, pour ne pas dire d’une inexistence absolue.

Le temps faux

Le Tout ce qui est bon apparaît. Tout ce qui apparaît est bon, de Guy Debord devient aujourd’hui : «  Tout ce qui est injuste apparaît. Tout ce qui n’apparaît pas n’est pas injuste.  » Puisque les victimes de la mondialisation n’apparaissent pas, ils doivent se contenter de salaires pitoyables ne leur permettant pas de régler les factures élémentaires de la vie quotidienne. C’est donc légitime qu’ils travaillent et vivent dans des conditions misérables. Il est donc injuste, illégitime de leur part de revendiquer des conditions décentes. S’ils se plaignent, c’est qu’ils sont trop gourmands, égoïstes, se comportent en enfants gâtés, et basta. Eux, ils sont dans le présent. Ce présent, on le bâillonne. On ne veut pas le voir. Ce qui devrait porter sur le présent (les injustices sociales criantes) est changé en d’autres méfaits relégués dans le passé. C’est la VIOLENCE.

La violence c’est le viol du temps. Et le viol du temps a pour base le mensonge. Le mensonge fabrique la violence. 

Un État qui favorise les rassemblements (en pleine pandémie, alors qu’il a cloîtré la population durant plusieurs semaines, causant des dépressions mentales et économiques, des faillites diverses) de personnes qui protestent contre des violences policières, donc un état qui permet qu’on le vitupère lui-même, avec la bénédiction du ministre, a de quoi alarmer les consciences éveillées. Arriver à un tel degré d’hypocrisie, de cynisme élevé au rang de stratégie, montre bien qu’il cherche à tout prix à faire passer la pilule de sa propre violence. De même que seul Cyrano de Bergerac a le droit de se moquer lui-même de son grand nez, l’État concentre dans sa seule sphère toutes les possibilités de revendication. La protestation, la revendication légitime sont phagocytées. C’est l’une des formes majeures de la violence étatique. La plus grande méfiance est requise quand l’État permet de manifester contre lui-même, pour un certain point particulier. Ainsi, il recrute sans frais et à tour de bras ses idiots utiles. Car si vous lui êtes vraiment en opposition, ce n’est pas par un genou en terre qu’il vous renvoie le miroir de votre bonne conscience, c’est par des grenades lacrymogènes, des coups de matraque et de LBD, des insultes, des moqueries et du mépris.

Bien sûr qu’il a tout intérêt, le ministre, à dire que l’émotion passe avant le droit. Par là-même il annonce que l’état de droit, c’est fini. Je rappelle que comme le dit Michel Foucault, c’est l’état de droit qui légitime l’existence de l’Etat. S’il abroge l’état de droit, c’est qu’il veut détruire l’État-Nation. Tout doit être ouvert et doit circuler librement, les biens et les hommes. Les biens parce que tout s’achète et tout se vend. Les hommes parce que c’est du travail moins cher quand ils viennent de l’étranger, ce qui permet aussi de bâillonner les revendications des autochtones. Parce que c’est bien de détruire sous ses pieds le sol sur lequel le sujet marche. Bien de le dépayser constamment pour qu’il ne s’ancre sur rien. Rendu déplaçable et utilisable plus que jamais comme un objet. Tout s’achète et tout se vend, même l’âme. Surtout l’âme, c’est-à-dire la pensée, le rêve et la conscience. L’acheter, c’est la détruire. L’âme détruite, il reste des pantins et des clones. Plus de problème donc.

Viol des consciences

Dans ces glissements perpétuels, dans le règne du faux et du mensonge, les consciences affolées ne croient plus en rien. Certaines vont puiser des crédos plus ou moins frelatés à droite et à gauche. Certaines ont recours à des théories complotistes. D’autres dépriment. D’autres encore deviennent folles. Mais toutes s’anéantissent. Et se perd la faculté de penser. Une population qui ne pense plus est une masse dont le pouvoir fait ce qu’il veut.

Le problème, c’est que le pouvoir en place n’a plus de pouvoir. Ce qu’il lui reste pour exister, c’est d’exercer sa violence. Et, comme par hasard, cette violence fait toujours le jeu d’une poignée de riches.

D’ailleurs, bientôt, il faudra être riches pour naître. Les humains seront fabriqués et naîtront dans des éprouvettes. Et cela vaudra cher. Parce qu’en plus, on pourra choisir l’objet-bébé. La naissance en tant que telle n’existera plus. Or, comme nous l’a dit Hannah Arendt, c’est le fait de la naissance qui insuffle aux humains la possibilité qu’ils peuvent agir. Parce que c’est la naissance (nouveauté radicale en ce qu’elle n’est pas fabriquée par l’humain) qui est le germe de la faculté d’innover et d’agir. C’est l’action nouvelle et le langage qui distinguent les humains des animaux, précise-t-elle. Alors, vu ce que nous voyons et constatons, nous pouvons en déduire que bientôt il n’y aura plus d’actions. Rien que des machines, des experts, des bureaucrates, des statistiques, des plans. La violence règnera en maîtresse. Elle est déjà là. Elle hurle dans des semblants de fêtes qui ne sont que des mascarades de jeunes riches vitupérants. Elle traite les commerçants comme des chiens dans les quartiers bourgeois. Elle laisse des gens brûler et détruire dans des quartiers évidemment éloignés de la belle capitale-carte-postale, parce que ces gens peuvent être encore plus violents que l’État et que celui-ci cède. 

Dans un état de droit, seul le pouvoir détient la violence légitime. Parce qu’elle est au service des gens, des personnes attaquées, pour les défendre. C’est ce qui la légitime. Un contrat s’établit entre les sujets et les dirigeants. Je te cède ma violence, je ne me défends pas moi-même, encore moins j’attaque. En contrepartie, toi l’État tu me défends. Violence légitimée. Là, elle ne l’est plus. D’un côté, l’État attaque des manifestants faibles, parce qu’une poignée (plus ou moins des agents provocateurs d’ailleurs) détruit quelques biens des riches. D’un autre côté, il laisse détruire dans les quartiers où il a démissionné.

Avec l’abrogation de la faculté de la naissance, nouveauté radicale, s’adjoint la neutralisation de la parole. Bientôt, la faculté de la parole sera aussi ôtée. D’ailleurs, on n’apprend plus à lire et à écrire. On introduit des lettres et des points pour soi-disant ne pas pénaliser les filles. Je suis une fille, mais je regrette, je ne suis pas incluse. Et je refuse qu’on me tue en tuant l’écriture. Je refuse d’une écriture qui ne peut pas être lue à haute voix, c’est-à-dire qui ne peut pas se vocaliser, qui ne peut pas se chanter. Clarisse Herrenschmidt dit que l’écriture, c’est de la magie. Dans le sens où elle rend visible (par l’inscription des lettres) l’invisible (les sons de la langue parlée). Les filles qui acceptent d’être incluses rejettent le fait d’être dans la magie de l’écriture. Je ne serai jamais de ces filles-là.

Mais quelle importance, puisqu’il n’y aura presque plus de gens qui naissent, qui agissent, qui parlent, qui œuvrent, qui créer leur vie et qui pensent ?

Retrouver le temps

Mais alors, qui continuera à naître vraiment ? Les enfants des pauvres. Si on ne les tue pas avant. Eux, ils seront capables de langage et d’action.

Eux, ils croiront que le temps existe. Pour l’affronter et le recréer, ils en auront la force et le courage.

Le temps n’existe que si est posé un point en dehors de l’instant présent. Le présent même ne se goûte que par rapport à ce qui n’est pas lui. Le temps, c’est la fuite du temps. La beauté ne s’appréhende que sur la base qu’elle ne peut pas durer indéfiniment, qu’il y a donc un avant et un après. C’est la transcendance. Le Dehors absolu.

Devant la violence bureaucratique, la violence de l’État anonyme qui disparaît en tant que notion lieuse et agissante, et qui dès lors n’est plus que violence, la violence des moutons de Panurge qui se croient contestataires alors qu’ils grossissent les cohortes d’idiots utiles, s’élève une autre violence. Souveraine, libératrice. 

Non pas brouillonne ni barbare mais entrant dans une vraie culture, ritualisée, mise en récit. Pour retremper dans le chaos initial, pour la beauté de la dépense pure qui nous sort du circuit infamant de l’utile. Une violence qui arrache du circuit qui chosifie, clone et traite en série les êtres.

Le Gwich’in qui rituellement dépèce les rennes pour faire couler le sang, pour se fondre un moment dans le flux initial, venu de la mort et porteur de vie. 

Le fou qui, sur ordre du Soleil, s’arrache un doigt pour ne pas le donner au capital. 

La violence cathartique de l’art, de la littérature, de la musique, qui révèle, apaise et exorcise.