TERREUR VERSUS PEUR
Réhabilitation de la peur
paru dans White Rabbit Dream 3/La Peur, mars 2020
J’imagine un monde délivré de la peur.
Il y règnerait l’insouciance. Je peux jeter mes déchets partout, polluer les terres, les mers, les ciels. Je suis au sommet de tous les règnes. La nature est mon esclave.
Il y règnerait le sentiment de la liberté. Je peux marcher sur les pieds de quelqu’un dans la rue, lui marcher même sur la tête si j’en ai envie.
Il y règnerait une impression de toute-puissance. La force est de mon côté, la superbe, le fun, l’élégance. Tous ceux qui ne sont pas comme moi, les pauvres et les ringards, n’ont qu’à disparaître puisqu’ils ne suivent pas la marche du progrès.
Il y règnerait l’impunité totale. Au nom de la sécurité et de la loi, je peux donner l’ordre de matraquer, mutiler, éborgner… Parasite de la révolte, je peux fracasser des boutiques, voler ce qu’il y a à l’intérieur, frapper.
Il y règnerait la permission absolue de tirer profit de la vie humaine. Je peux arrêter d’un coup la fabrication d’un médicament destiné à combattre les maladies graves, parce qu’il n’est pas assez rentable, et créer une pénurie de ce médicament essentiel, sans m’en soucier.
Je peux ne pas réagir en sachant pertinemment que le monde va mal, que la planète est en train d’être détruite. Tant que mes poches sont renflouées, tant que je suis dans les premiers rangs, qu’est-ce que cela peut me faire ?
Il y règnerait l’inconscience. Puisqu’on peut me blesser, me tuer d’une balle, de coups de couteau, de coups de véhicule ou je ne sais quoi d’autre, à quoi sert-il d’avoir peur ? J’aurais peur tout le temps et une telle vie n’est pas possible. Tous les jours, en sortant de chez moi, je cours ce risque. Et même si je ne sors pas d’ailleurs. Parce qu’il peut se produire une explosion de gaz dans une boulangerie près de chez moi, sans qu’on me dise pourquoi, comme cela s’est produit tant de fois.
Quelle merveille de vivre dans un monde délivré de la peur ! Vivre dans un monde qui esten train de courir à sa perte.
Malheureusement, je ne l’imagine pas, ce monde. Il n’est que trop réel.
Un danger mortel cerne les humains. Et ils ne s’en rendent pas compte.
Notre siècle se fonde, se construit et perdurera (ou non) sur une série de disparitions.
L’une de ces disparitions, et non des moindres, est la peur. La peur a disparu.
Nous vivons sur les ruines de la peur.
C’est bien de cela dont on devrait avoir peur. Peur de la disparition de la peur. Car la peur est essentielle.
La peur, émotion première, qui signale la présence d’un danger. Le signal du danger est capital pour la survie.
L’ouverture au temps, basée sur la peur de disparaître, permet de s’armer contre la faiblesse intrinsèque de notre condition et de se prémunir de la pulsion première, ou du moins l’une d’elles, visant à s’entretuer. La peur de cette disparition tenait les humains liés entre eux. La peur était opérante. La peur de la disparition a créé la civilisation, par les actions héroïques, les poèmes qui les chantaient, l’art, les religions qui relient… tout ce qui perdure.
Comme la bombe atomique sert principalement dans son pouvoir dissuasif, ne sert donc que si on ne s’en sert pas, la peur de la disparition globale servait à ne pas disparaître en tan qu’humanité globale. Elle tenait dans son pouvoir dissuasif.
Jusqu’à la moitié du 20ème siècle, la peur a rempli cette fonction. Même la guerre de 14-18 et la grippe qui s’en est suivie, qui ont fait des millions de morts, n’ont pas écorné la peur. Car ni cette guerre ni l’épidémie, bien que monstrueuses par les hécatombes qu’elles provoquèrent, n’ont donné l’idée que l’entière humanité pouvait se détruire par elle-même.
Elles ne faisaient pas système.
L’aujourd’hui se dresse sur les ruines de la peur. La peur a été usée jusqu’à la corde. La Shoah. L’URSS. Mao. Pol-Pot. Là, il a été vu, éprouvé, subi que l’humanité en tant que telle avait commencé à disparaître, en tout cas qu’une telle chose était possible. On a pu parler alors de la fin de l’histoire. Hitler, peut-on voir énoncer Hannah Arendt dans une interview filmée, Hitler n’est pas un grand criminel de guerre. Il n’y a que des grands crimes. Il faut arrêter de romantiser les criminels. Hitler, dit-elle en caressant son chat car je crois qu’à ce moment-là elle avait besoin de réconfort, est un clown. Entendre le mot « clown » prononcé à l’américaine, aux sonorités bien ouvertes, dans la bouche alors un peu carnassière de Hannah Arendt, permet de saisir, comme de l’intérieur, le drame.
Il est bien sûr indispensable de rappeler toujours les crimes perpétrés dans le sanguinaire 20ème siècle. Par devoir de mémoire envers les personnes assassinées et celles blessées à vie. Et pour mettre en garde, pour que cela ne se reproduise pas. Mais cela ne vaudra que de manière partielle. On a voulu détruire un pan de l’humanité. Mais l’humanité entière en tant que telle est toujours là. Insidieusement, est-ce que cela n’a pas planté dans le coeur de chacun une horrible semence ? Une peur paradoxale, aboutissant à son effet inverse ; le sentiment que l’humanité de toute manière se relèvera, qu’elle ne pourra jamais être éradiquée ou remplacée. La peur réversible…
Quand le pire qu’on craignait est survenu, de quoi avoir peur ? La peur en tant que signal d’UN danger a été détruite. Et avec la destruction de cette peur ancestrale, nous risquons d’être détruits aussi. Car l’histoire n’est pas finie, même hideuse, elle continue. Même si la nature ancienne de la peur a disparu. Quand ce que vous craigniez le plus est arrivé, la peur est derrière vous. Vous êtes effondré. Mais vous n’avez plus cette peur. Vous êtes passé audelà de la peur. Et c’est grave. Car c’est la peur qui, dans l’appareil des émotions et des affects, permet de détecter la présence d’un danger. C’est à partir de ce signal qu’on se met en mouvement pour échapper à la menace, d’une manière ou d’une autre, se battre, se mettre à l’abri. Le danger était perceptible, repérable, un, identifiable, indivisible. C’était simple, basique, naturel ; l’humanité craignait de disparaître. Cette disparition foncière s’est colmatée quelque temps par la menace de la bombe atomique.
Quand le monde était encore divisé en deux blocs antagonistes et puissants, du temps où sévissait encore l’empire soviétique, la peur du déclenchement de la bombe atomique était solide, repérable, indivisible ; quelque chose de franc et net, brutal.
L’URSS n’existe plus. Cette peur s’est évanouie. Elle s’est disséminée en maintes parcelles infinitésimales, même si les dommages peuvent s’avérer catastrophiques. D’une part dans les accidents des centrales nucléaires, pour ce qui en est de l’atome. D’autre part dans les assassinats terroristes, pour ce qui en est des forces antagonistes en présence.
La peur est devenue une nuée, une constellation de nébuleuses, une poussière non repérable qui s’infiltre par tous les pores de la pensée.
La mithridatisation, du nom de son inventeur, le roi grec Mithridate, qui consiste à prendre un tout petit peu de poison chaque jour afin d’en immuniser le corps et de rendre le poison inopérant, s’applique aujourd’hui à la peur. La peur, par trop diffuse et de fait omniprésente, aboutit à son effet inverse. On ne ressent plus la peur. Elle n’est plus le signal d’un danger. Il y en a trop. Comme en témoigne l’utilisation à tout-va de mots valises se terminant par « phobie ».
Nombreux sont les appels formés de nouveaux mots parés de ce suffixe : islamophobie, homophobie, grossophobie… Sous l’appel manifestement énoncé, j’y vois une autre phobie, sous-jacente et en vérité première : la peur inavouée de la peur. En filigranes, à grands cris masqués, dans une souffrance si intolérable qu’on ne peut même plus la crier, qui ne peut même plus s’exprimer ouvertement, on réclame en fin de compte le retour de la peur.
Les singularités sont écrasées de plus en plus, par l’économie de marché qui atteint sa perfection maximale, à une cadence folle, au sens propre débridée. Dans une perfection glaciale, les singularités sont devenues presque complètement plates, réduites à des entités qui consomment, qui se battent dans les magasins pour accéder à des pseudo-réductions qui n’en sont pas, réduites à des individus atomisés, enfermés chacun dans sa solitude. Une mauvaise solitude, qui résulte, en eux-mêmes de l’emprisonnement de leur être profond et authentique, aux trois quarts asphyxiés. La seule oxygène restante s’emploie à se grouper par petits tas, pour se sentir exister, formant des micro-minorités. Mais cela comporte un effet pervers. Le recours à un groupe —certes plus petit et moins écrasant que le grand groupe global des consommateurs, la masse aliénée— aplatit encore les singularités. La bannière de ralliement comporte le suffixe « phobie ».
Une force maligne envahit tout, s’avance masquée, quelque chose de plus terrible que la peur, quelque chose d’extrêmement sournois et d’inopérant, qui ne remplit plus le rôle bénéfique de signal déclencheur pour parer au danger. J’ai nommé la terreur.
La mithridatisation de la peur a donné la terreur.
Hormis quelques rares exceptions, peu nomment la peur de la disparition complète de l’humanité, la peur première, fondamentale, remplacée par la terreur. La terreur prend les masques d’autres peurs, diverses, fragmentées. La terreur rend ces peurs peu efficaces, difficilement opérantes.
L’humanité a peur de la détérioration et de la perte de la planète. Elle a peur que le monde s’effondre. Pour des raisons écologiques, climatiques, économiques… Elle a certes raison d’avoir ces peurs. Ces raisons sont bel et bien réelles. Mais pourquoi alors ce maelström de craintes qui n’aboutissent pas aux bonnes mesures, à cette cacophonie ?
L’humanité a mis la peur en dehors d’elle-même. L’ancienne peur, la vraie peur, a été neutralisée. Alors, ça crie de tous les côtés, ça rue dans les brancards. Pour ce faire, on a même besoin d’une presque fillette, entre Cassandre et Antigone, pour assoir un semblant de légitimité perdue à la peur.
La terreur tétanise. C’est son rôle. La terreur fait oublier la peur première que toute civilisation devrait toujours garder en tête, sous peine de se dissoudre : la peur de disparaître, de s’entretuer.
En vérité, les gens font semblant d’avoir peur. Mais ils n’ont pas peur. La peur est derrière eux. Et ils ne s’en rendent pas compte. Ils croient avoir peur. Mais cette peur ne détecte plus le danger un, indivisible, la menace véritable. En vérité, s’ils s’écoutaient, peut-être verraient-ils qu’ils ont peur de tout et de son contraire.
Peur de la nourriture qui est si mauvaise. Peur de ceux qui vendent et prônent la nourriture un peu moins mauvaise et qui en font idéologie. Parce que l’idéologie peut conduire au pire.
Peur de l’air. L’air est pollué, nocif. Peur de ceux qui dénoncent les mauvaises pratiques qui polluent l’air parce que souvent cela dénote la haine de l’antériorité.
Peur de ceux qui les écoutent et les applaudissent aveuglément. Parce qu’ils rejettent la nuance et un monde sans nuances, c’est mortel.
Peur de ceux qui se fichent que l’air soit pollué. Parce que ce sont de sales inconscients, des profiteurs.
Peur des maladies. Peur de ceux qui au lieu de les combattre, veulent fabriquer des créatures qui ne seraient plus malades et qui assujettissent ainsi les êtres à une somme d’organes. L’addition des organes, ce n’est pas la vie.
Peur de la mondialisation. Elle engendre un faisceau incontrôlable de peurs diverses ; dont la première est le resserrement. Abolition de l’espace. Abolition du temps. Plus personne n’a d’espace. Plus personne n’a de temps. Les écrans et le temps dit réel ont tout mangé. La vitesse a tué le déplacement. Peur de faire sur du place. C’est pourtant ce que tout le monde fait. Il se trouve qu’à peu près tout le monde a peur d’à peu près tout le monde, justement.
Peur de ceux qui, pour combattre la mondialisation, en appellent à une autre sorte de resserrement, un repli absolu aussi sinistre.
Peur des oppresseurs qui dirigent le monde car ils le font au détriment des humains. Peur des réactions de révolte que cela peut entraîner. Car tout souhait de destruction, même pour la bonne cause, peut se révéler dévastateur.
Peur des religions fanatisées. Peur de l’absence de spiritualité qui tue la fantaisie.
Peur de la mort. Peur de ceux qui veulent l’éradiquer. Parce que la vie sans la mort n’a pas de sens. Et qu’une vie qui n’a pas de sens c’est la folie et l’enfer.
Ces peurs se neutralisent entre elles. Et finalement, la peur, réduite en poussière, s’endort et entraîne avec elle les gens dans le vilain sommeil de la terreur.
Thanatos/Hypnos/Éros. Chacune à sa manière, ces instances correspondent à l’abandon de la maîtrise et du contrôle de la conscience. Les dissolutions momentanées de l’individualité sont salutaires.
Le sommeil où je plonge aux tréfonds de ma psyché me ressource, Hypnos.
L’amour qui fond mes limites mentales et corporelles, ouverture à l’autre, par où je prends force et consistance au monde, Éros.
La mort par où je participe du cycle éternel du vivant, Thanatos.
La terreur est un sommeil, hypnos, un sommeil malade, hypnos déréglé. Sommeil éveillé, où le réel n’est plus vraiment réel. Le sommeil n’est plus vraiment sommeil. Le songe n’est plus vraiment songe et le cauchemar, plus vraiment cauchemar… Tout s’inverse en son contraire, indéfiniment, dans une insignifiance mortelle. Cet hypnos omniprésent abroge presque complètement Éros et Thanatos.
Si nous ne pouvons pas rétablir le sain ordonnancement des trois instances, les cohortes de zombies que nous sommes en train de fabriquer, ne vont avoir de cesse de proliférer. Et iraient à disparaître jusqu’aux ruines de la peur. Il n’en resterait même plus le souvenir ni la trace. La mémoire de ce que, avant nous, nous avons été, ainsi que le projet de ce que, après nous, nous serons, seront pulvérisés.
Il y a quelque chose de pire que la mort. Un monde sans histoires, pur règne de la terreur.
Ombre parmi les ombres, j’erre entre les ruines de la peur.