j’accuse le monde culturel

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La marchandisation de la création artistique a envahi tous les domaines culturels (art visuel, littérature, théâtre, musique, philosophie). L’art — le mot est employé ici dans son sens large —, a été instrumentalisé pour couvrir, ou plus exactement recouvrir, le maximum de consciences, et donc aussi d’inconscients, puisque l’une ne va pas sans l’autre. L’instrumentalisation de l’art s’est faite par une dégradation complète de l’art. L’art est devenu chose utile. Il communique les bonnes conduites à tenir. Il délivre des messages qui établissent le partage entre ce qui est considéré comme bon et ce qui est considéré comme mauvais. Ce partage, ou plutôt le leurre de ce partage, ne peut s’établir que sur une croyance forte, qui tient peut-être lieu de religion, croyance des plus basiques et qui, comme telle, repose sur le système de la carotte et du bâton.

La carotte consiste à insuffler aux gens la prétention de n’avoir jamais été aussi clairvoyants, aussi bons, aussi courageux, enfin aptes à dénoncer le mal, à l’éradiquer, quitte à l’inventer de toutes pièces pour pouvoir s’enorgueillir ensuite d’avoir accompli la besogne du nettoyage. La carotte dresse ainsi la montée vers un monde meilleur. Elle pousse vers un supposé « avenir » à construire. Le bâton, lui, repose sur la fin du monde imminente, due aux multiples gaspillages, aux maltraitances faites à la planète et qui risque d’imploser, de brûler, bref de s’anéantir. Les gens sont à la fois tirés vers l’avant, les poussant à l’activisme, la propagation de la propagande des bonnes conduites et des dénonciations, et poussés vers l’abîme, aiguillonnés par une culpabilité pesant très lourd sur leurs épaules.

Le dôme de l’édifice de la destruction de l’art s’élève sur les conséquences de la culpabilité. La culpabilité est sœur de la haine et, comme la haine, elle ne fait pas que martyriser ceux qui tombent sous le coup de la dénonciation. La culpabilité frappe les dénonciateurs également. Prenons comme exemple les victimes d’agressions sexuelles. Les agressions remontent toujours à des mois, voire à des années. Avant, on ne pouvait pas dénoncer les agressions sexuelles, est la raison qui est donnée pour expliquer ces dénonciations à retardement. Il faut se demander pourquoi elles ne pouvaient pas se dénoncer avant. La victime aurait-elle été mise sous le coup de la loi ? Lui était-il interdit de rapporter l’agression dont elle était victime ? Non, mais il y a la honte que ne peut manquer d’éprouver la victime, qui remonte à un mécanisme psychique archaïque dont on ne se défait pas facilement. Ce mécanisme a à voir avec la punition. L’agression est prise dans la psyché comme une punition et s’il y a eu punition, c’est qu’un acte mauvais a été commis par la victime. Ceci bien entendu ne correspond nullement à la réalité des faits mais correspond aux mécanismes bien spéciaux dans le domaine inconscient.

Cette mise entre parenthèses étant fermée, il faut se demander pourquoi auparavant, les personnes ne pouvaient pas dénoncer les agressions dont elles étaient victimes, ce qui est leur droit fondamental. Outre le fait qu’elles étaient mal vues, que cela pouvait entraîner des moqueries par exemple dans les commissariats, des incompréhensions, des suspicions pouvant s’avérer traumatiques et graves, l’air du temps en général ne favorisait pas la prise de parole légitime de dénonciation. Et non seulement l’air du temps ne la favorisait pas mais l’empêchait. C’était le temps où des personnalités diverses, dans le domaines politique, philosophique ou psychologique, prônaient une liberté sexuelle tous azimuts, même envers les très jeunes adolescents. La pseudo-libération sexuelle a protégé des cohortes de pervers. Dénoncer son agresseur, dans le monde culturel, c’était ne pas être fun et s’empêcher de gravir l’escalier social.

Il a peut-être fallu attendre que ces grandes célébrités vieillissent, n’aient plus tout leur pouvoir ni tout leur panache, pour que les agressions puissent être dénoncées. D’autres ont pris leur place. Ce ne sont plus des tenants de la liberté sexuelle tous azimuts, c’en sont au contraire les censeurs. La machine s’est inversée. Si avant il fallait se taire, maintenant il faut prendre la parole et dénoncer. On ne peut que constater une outrance, une avalanche de dénonciations qui vont du viol proprement dit (un viol, c’est quand il y a violence) à une main sur une fesse.

Dans ce domaine de l’agression sexuelle, le détournement des mots et l’imprécision dans la nature et la graduation des faits qui peut aboutir à la fausseté et au mensonge, ne fait que reprendre le même type de détournement des mots et d’imprécision dans la nature et la graduation des faits qui se trouvent dans le domaine politique. Dans le domaine politique, sévit la séparation déjà repérée ici dans le domaine artistique, la séparation entre le bon et le mauvais. Cette séparation a l’immense avantage, pour ceux qui se trouvent du bon côté de la barrière, de faire l’économie de l’argumentation et de l’échange d’idées. Il suffit de jeter l’anathème et d’excommunier. Les censeurs se trouvent soit du côté gauche, soit du côté du pouvoir qui, lui, est au-dessus de la différence droite/gauche comme Dieu ou le criminel se trouvent au-dessus des lois. Il n’y a plus de centre droit, de centre gauche, de droite tout court. Il n’y a plus que « l’extrême-droite » avec comme synonymes « fascisme » et « populisme ». Ces trois mots valent pour le Joker. Le Joker peut remplacer toutes les cartes, n’en étant aucune en particulier, ce qui correspond à l’absence d’argumentation et d’échanges d’idées de la part des censeurs. Dès que quelqu’un ne se montre pas dans ligne du parti des censeurs (ou des réformistes ou des révolutionnaires ou des insoumis, c’est tout un) le censeur sort son Joker. Et l’affaire est bouclée.

L’art qui est tué, et la politique qui est tuée, c’est le monde des rêves qui est tué.

L’art propage les bonnes idées, l’art doit faire lien. Mais la force de l’art, c’est justement qu’il ne délivre pas une idée, que celle-ci soit considérée comme bonne ou mauvaise. Ce qui est regrettable dans les contes pour enfants actuels, dans les romans actuels, dans les films actuels, ce n’est pas seulement qu’ils délivrent toujours le même message et que cela concerne les bons sentiments et la réalité qui est par définition triviale. C’est aussi qu’ils délivrent un message : il faut qu’il y ait une signification. La signification c’est : A = A. Ceci veut dire cela, point final. Le sens, c’est autre chose : le sens c’est la pluralité dans la pensée, un faisceau d’émotions, de perceptions, et surtout de choses qui ne peuvent se communiquer autrement que par l’art. Le sens est ce qui donne la valeur, ce qui crée l’art. La signification des foutus messages des fictions et de l’art actuel, fait que la vie des gens n’a plus de sens. Car seuls le mystère et la pluralité des sens —mettant dans des états très particuliers de la pensée, de la conscience, de l’inconscient—, font rêver. L’impossibilité du sens, c’est la mort de l’esprit. Et ainsi les gens sont vidés de leurs propres rêves. J’accuse le monde culturel de lobotomiser les consciences.

Les pseudo-règles de la bien pensance servent principalement à une chose : tuer l’art, le rendre impossible. En vérité, ce qui compte, ce n’est pas tant de soit-disant respecter la sensibilité d’une personne étant désignée comme appartenant à une ethnie particulière. Parce que justement, faire cela, ce n’est pas du tout respecter cette personne mais lui chier sur la tête. On respecte une personne quand on la considère pour ce qu’elle est réellement, pas pour la caricature qu’on en fait pour servir son propre usage. L’usage des bien-pensants c’est anéantir l’art parce qu’ils sont incapables d’en faire et de le recevoir. Ils sont racistes, misogynes, violents, fascistes et totalitaires.

La neutralisation de l’art tue les consciences, les inconscients, la puissance du rêver. Il ne reste plus que la culpabilité. Car c’est sur elle que repose le mode (abject) de la signification de la bien-pensance. Et en même temps qu’on assiste à une dé-responsabilisation à toutes les échelles (les parents ne sont plus responsables des enfants, les jeunes ne sont plus responsables des vieux) se répand la culpabilité. Culpabilité et sens des responsabilités sont deux choses bien différentes. La culpabilité, comme la haine, est une maladie fort contagieuse. Pour pouvoir s’en débarrasser, il faut dénoncer quelqu’un d’autre. C’est ainsi qu’elle se propage. On n’est jamais assez bons dans la compétition à la bonification. Dans le système totalitaire, priment les mises en accusations comme des cascades, des pluies torrentielles.

C’est ainsi que procèdent les acteurs et les marionnettes du monde culturel. Nous devons les accuser et être nombreux à le faire, parce que nous voulons continuer à rêver, à exister pleinement et ne pas être les clones que régissent la carotte et le bâton, comme les ânes.