Les Anges de l’histoire
Au cours d’une aventure initiatique le menant de la Thaïlande chamanique à la Russie postmoderne jusqu’à un Paris complètement transformé, Soledad découvre un univers broyé par la machine capitaliste. L’humanité, enivrée par sa propre démesure, s’abandonne à ses instincts les plus primitifs : rituels barbares, manipulations génétiques, hybridations monstrueuses… Bientôt, l’apocalypse advient, déclenchée par le complot du siècle. Il programme ni plus ni moins le remplacement de l’espèce humaine. Soledad rejoint un groupe de résistants en lutte contre cette catastrophe planétaire. Ensemble, ils bâtissent leur utopie propre, fondée sur la défense de la singularité. Pour cela, Soledad dispose d’une arme magique : Art/Sexe/Cybernétique.
D’une écriture sensible et précise, avec des personnages particulièrement incarnés et une imagination luxuriante, Les Anges de l’Histoire, roman initiatique, épique et prémonitoire, exalte la vie authentique tout en disant la barbarie de notre monde actuel.
Extrait #1
Soledad se plaisait assez chez ses parents adoptifs. Même s’il demeurait triste et distant, il goûtait les bienfaits d’une intimité affectueuse. Surtout après toutes ses années de pensionnat (il n’avait rien connu d’autre) où il avait dû se replier sur lui- même pour se protéger de la promiscuité. Il ne s’était pas entièrement débarrassé de cette habitude, maintenant qu’il n’avait plus à se prémunir des tracasseries stupides, continuelles des occupants d’internat. La maison d’Anne-Laure et Guy qui l’avaient adopté n’était pas très grande mais c’était leur seul enfant et il y demeurait tranquille. Dans le jardin, Guy lui avait construit une cahute en rondins de bois où le garçon passait des heures.
Avec son air maussade, ses lèvres fines portées par une mâchoire imposante, ses yeux si noirs brillant du fond d’orbites profondes, son mutisme obstiné, son corps malingre, il ne constituait pas le joli chérubin des fantasmes. C’était sans doute pour les raisons inverses que les D. furent émus devant lui.
Dans la première maison d’enfants où il vécut, on lui donna ce surnom incongru de Soledad. Par la suite, quand ils l’adoptèrent, Guy et Anne-Laure D. tentèrent de lui restituer son prénom d’origine, celui que l’administration lui avait donné, correspondant à son sexe. Mais le petit enfant, alors âgé de sept ans, ne l’avait pas accepté, ne répondant jamais et entrant même dans d’affreuses crises d’angoisse lorsqu’on l’appelait ainsi. Soucieux de ne pas le perturber davantage –prévenus par les psychologues qu’il pouvait traverser des moments très violents– ils s’en étaient tenus au nom de Soledad.
À dix ans, il ne connaissait toujours pas l’identité de ses parents naturels et sans doute, ne la connaîtrait-il jamais. C’était, étrangement, une question qu’il ne se posait pas. Tout ce qu’il savait de l’histoire de ses origines se résumait à ses date et lieu de naissance. Cela, il y pensait souvent, essayant d’imaginer de toutes ses forces cet instant fatal, de rendre la plus vivante possible une nuit lorraine gla- cée, un vingt-neuf février. Il vécut en Lorraine jusqu’à l’âge de sept ans, jusqu’au moment où les D. l’adoptèrent, l’emmenant vivre chez eux, dans un hameau près de Dieppe. Tous les trois ou quatre mois, ils le conduisaient à Paris visiter divers musées et expositions, eux qui n’avaient jamais fréquenté ce type d’endroit. Car ils se rendirent compte très tôt que leur enfant était habité par une curiosité exceptionnelle s’exerçant sur toute chose et une capacité formidable à emmagasiner et utiliser les informations. C’était pour eux une grande joie et source de fierté, eux qui par ailleurs étaient modestes en tout.
Le père, Guy, travaillait au port. Machiniste dans les soutes des bateaux, grand et costaud, cheveux ras et bras tatoués, il avait tout l’aspect d’un marin. Homme droit et équilibré, il était plein d’une affection admirative et maladroite pour le solitaire Soledad.
Anne-Laure, femme douce et attentive, s’occupait de ses fleurs et de son jardin potager. Une fois par semaine, elle se rendait au marché du village voisin pour vendre ses poireaux, ses haricots et ses pommes de terre biologiques.
L’éducation de l’enfant abandonné, dans la pratique, ne leur posait pas de graves problèmes. Brillant à l’école, assez docile envers eux, il s’offrait en apparence comme un enfant de rêve. Mais cela ne voulait pas dire qu’ils ne se tracassaient pas à son sujet ; car malgré son extérieur souriant et léger, ils décelaient chez lui une nature complexe qu’ils ne savaient pas saisir. Concrètement, elle se révélait sous trois aspects ; le sentiment trop respectueux pour être sincère qu’il manifestait à leur égard, son absence totale d’amis et ses horaires de jeux complètement farfelus. Il leur fallait positivement l’arracher tous les soirs du cabanon où il s’enfermait dès la sortie de l’école et souvent même, il leur arrivait de l’y surprendre en pleine nuit, penché sur ses encyclopédies de faune et de flore marines et sur le microscope que sa tante, la sœur aînée d’Anne-Laure, venait de lui offrir pour ses dix ans.
Pour se rapprocher plus intimement de lui et le sortir un peu de sa cahute, le père avait essayé de l’intéresser aux machines, à la mécanique. Lorsqu’il ne réparait pas ou ne nettoyait pas les moteurs des bateaux, Guy passait son temps à retaper, démonter, remonter tous les moteurs qui lui tombaient sous la main. Soledad l’avait suivi dans cette activité une ou deux fois mais devant la figure encore plus triste de l’enfant à ces moments-là, Guy l’avait laissé tranquille. Cependant, tout autre était son attitude vis-à-vis de l’électricité. Sans y être poussé par personne, il se mit à jouer assez tôt avec les câbles, les prises, les branchements… Ces jeux imprimaient en lui une certaine logique, l’amour des machines futures, complexes et obsédantes pour le nouveau siècle.
Il y avait aussi une autre différence par rapport aux autres enfants : Soledad détestait la télévision et ne la regardait jamais, sauf pour suivre les matchs de boxe, sport qu’il ne pratiquait pas lui-même, n’aimant pas l’exercice en général, hormis la nage qui convenait bien à sa nature solitaire et à son attachement viscéral à l’océan. Plus tard, quand des journalistes curieux de son passé d’homme violent lui demanderaient où il avait appris à se battre, « dans la meilleure salle qui soit » répondait-il en soulevant ses babines, ce qui chez lui correspondait à un sourire, « dans la rue, dans la faim et le froid ».
*
Extrait #2
Laura l’emmena de nouveau dans le Quartier des Plaisirs, mais dans un secteur qu’elle ne semblait pas bien connaître. Elle avait besoin de consulter un bout de papier avec un plan grossièrement dessiné. Renfrognée, elle paraissait un peu soucieuse, le faisant avancer dans une enfilade de bâtisses dans des états de délabrement plus ou moins avancé, sans commerces. Elle s’arrêta enfin devant une porte de cuir cloutée. Elle toqua quelques coups, comme du morse.
La porte s’ouvrit toute seule, sur un vestibule exigu et fort sombre. La porte cloutée se referma automatiquement dès qu’ils furent entrés. Une ampoule tremblotait au plafond, diffusant un éclairage d’un jaune verdâtre, qui rendait comme sales les visages et les corps. Soledad sentait sous ses pieds un carrelage graisseux, collant un peu à ses semelles. Soudain, il sursauta presque, distinguant au fond, une femme assise dans la pénombre, derrière un haut comptoir, qui les fixait en silence. Au-dessus de sa tête, accrochée au mur, un panneau de laque noire portait en lettres d’or l’inscription Maison des Louves. Si Soledad avait eu quelque doute sur son intuition de départ, il fut dissipé quand elle se leva, quitta le comptoir et vint vers eux pour les accueillir. Elle était entièrement nue, revêtue d’un peignoir transparent qui ne cachait en rien son corps.
― Bonsoir, dit Laura d’une voix timide. Nous venons de la part de Markus.
Posant son index sur sa bouche, la femme intima le silence. Elle souriait malicieusement. Puis, d’un geste gracieux de la main, elle les invita à la suivre. Elle les mena devant une pièce qui laissa Soledad bouche bée.
Dans un espace réduit à l’extrême, neuf mètres carrés au grand maximum, s’entassait une douzaine de filles empilées sur deux petites banquettes qui se faisaient face. Elles étaient toutes d’une ethnie différente, des brunes, des rousses, des blondes, avec des visages et des corps d’une grande diversité. Et, comme la femme de l’accueil, elles étaient nues, recouvertes seulement d’un voile transparent. Dès qu’elles virent Laura et Soledad en arrêt sur le seuil, elles cessèrent leurs pépiements dans plusieurs langues. Mais en revanche elles ne pouvaient pas s’arrêter de bouger, devant sans cesse se monter un peu les unes sur les autres, se chevaucher afin de ne pas tomber des banquettes de si petites dimensions. Leurs mouvements, par le jeu des projecteurs sur l’organza scintillant qui épousait leurs formes, dessinaient sur leur peau des éclats multicolores et changeants. La petitesse de la chambre, le nombre élevé de filles empilées, leur nudité, sur laquelle s’ajoutait ce jeu de couleurs et d’irisations, conféraient au lieu un aspect féérique qui ravit Soledad. Dans les vapeurs d’encens et la musique rythmée et langoureuse, il se sentit tomber dans un charmant vertige, avec tout à coup un phallus très gonflé, au point d’en faire exploser les coutures de son pantalon.
Une brusque poussée le propulsa soudain dans la pièce, suivi de près par Laura. Il se tourna, le poing levé, prêt à combattre l’impudent qui, d’une poigne solide, les avait poussés dans le dos au point de les faire bouger. Mais dès qu’il découvrit à qui il avait affaire, son poing se baissa, son visage se détendit. Non pas mi-homme mi-femme mais la quintessence même des deux, élevant à une dimension exponentielle chacun des sexes, le personnage qui lui faisait face était d’une extrême beauté. Grande liane souple, il était vêtu d’un costume gris anthracite à fines rayures blanches. Sur sa tête, un borsalino penché coquettement sur le côté sur ses cheveux cendrés, mettait en valeur son visage allongé et légèrement osseux, avec un nez aquilin d’une extrême finesse, presque animal et une bouche lippue et boudeuse, un peu comme celle d’un enfant. Une paire de brodequins en vernis noir s’accordait bien avec l’allure un peu canaille qui lui seyait parfaitement. Le plus troublant se situait dans son regard. Dans ses yeux d’un gris métallique, pleins d’acuité mais qui semblaient vous regarder de très loin, flottaient à doses égales sauvagerie et tristesse.
Il vint vers eux, leur tendit la main avec urbanité, un léger sourire aux lèvres, ni froid, ni chaleureux, mais tiède agréablement.
― Bonsoir. Qui avons-nous l’honneur de recevoir ? Sa voix était peut-être un peu grave mais c’était une fille incontestablement.
― Je m’appelle Laura Compart, dit Laura qui, comme naturellement, ne put s’empêcher de lui faire la révérence.
― Je m’appelle Soledad Donval. Enchanté de vous rencontrer, dit Soledad, la voix teintée d’émotion.
― Bienvenue à la Maison des Louves du Quartier des Plaisirs, Laura Compart et Soledad Donval. Markus a choisi pour vous le programme Tohu-Bohu. Je suis Dov Borochiftz, putain et calligraphe, votre maîtresse de cérémonie. Et voici Annabelle, Eau de Pluie, Thérèse, Hirondelle, Martine, Étang crasseux, Elena, Lisbeth, Manuela, Grenouille Rose, Myrtille, Lotus Blanc. Vous plaisent-elles ?
― Elles nous plaisent, dit Laura. De toute façon, Markus m’a dit de nous en remettre à vous.
Ces filles, qui semblaient venir des douze coins du globe, des plus minces aux plus rondelettes, de la peau la plus foncée à la plus claire, étaient tellement liées, presque mélangées entre elles qu’aux yeux de Soledad c’était un peu comme si elles ne formaient qu’un seul et même corps. Une mer de tendresse moelleuse, qu’il avait hâte de savourer. Dans ce cadre particulier, c’était la première fois qu’il se trouvait dans un bordel, à proximité de ces jolies putains, de Laura qui lui plaisait bien et de Dov Borochiftz attirante à mourir, il commençait à perdre un peu la tête.
― Même si Markus n’avait pas dit de nous en remettre à vous, je les trouve très plaisantes. Et vous n’êtes pas en reste, Dov ! s’exclama-t-il.
Laura lui jeta un regard désapprobateur. Dov Borochiftz fit un geste curieux de la main que Soledad ne sut interpréter.
― Vous remercierez Markus de ma part pour sa confiance, dit Dov. Delphine va vous apporter à boire.
Apparut aussitôt une fille habillée simplement, en jean et tee-shirt, qui leur servit du saké. Laura y trempa les lèvres. Soledad fit cul sec ; c’était délicieux. Delphine posa le flacon de saké sur un guéridon minuscule, à un angle de la pièce et sortit.
― Je vous en prie, mettez-vous à l’aise, dit Dov. Vous n’avez pas trop chaud ? Vous ne voulez pas vous déshabiller ?
Laura baissa la tête en rougissant. Soledad voyait qu’elle mourait d’envie de se mettre nue. Mais elle semblait prise d’une paralysante timidité. Allons-y douce- ment, se dit-il. Faisons durer le plaisir.
― Non, merci, ça va, dit-il comme s’il se fût juste agi de refuser un verre d’eau. Dov sourit finement.
― Alors, je vous en prie, prenez place.
― Où ça ? demanda Laura d’une voix stridente. Mais d’abord, vous devez me dire. Le programme Tohu-Bohu, en quoi consiste-t-il ? Dov lui tapota la joue en la regardant d’un air vaguement menaçant.
― Le programme Tohu-Bohu consiste à m’obéir en tout, répondit-elle froidement. Cela consiste aussi à me parler avec déférence. Et quand je vous invite à faire quelque chose, en réalité, c’est un ordre. Avez-vous bien compris ?
― Bien sûr, marmonna Laura. Mais c’est que je ne vois pas où nous pourrions nous asseoir.
Les filles, jusque-là silencieuses, se mirent à glousser en se rentrant les coudes dans les côtes les unes des autres. Les éclats de couleur qui se diffractaient sur elles en arrivaient à donner vraiment l’impression qu’elles ne constituaient qu’une seule étendue corporelle. Une chair parcourue d’irisations hypnotiques, contrastant avec la silhouette tirée à quatre épingles de Dov, follement sexy dans son allure de garçon.
― Vous trouvez qu’il n’y a pas assez de sièges ici ? dit Dov en pinçant la joue de Laura très fort, à lui en arracher des larmes qui se mirent à briller sur son visage. Et ces banquettes sont faites pour les chiens peut-être ? À moins de s’asseoir sur leurs genoux, Soledad ne voyait pas comment trouver place au milieu de filles si serrées entre elles qu’elles semblaient comme empilées les unes sur les autres. Il se dit que Markus était un sacré coquin. Quelle délicatesse que de lui offrir cette soirée au bordel comme récompense d’avoir réussi à déchiffrer le code ! Eh bien, puisqu’il en allait ainsi, il allait sauter sur leurs genoux à l’aveuglette. Et advienne que pourra ! Il prit son élan, plongea. Quelle ne fut pas sa surprise ! Au lieu de se retrouver tant bien que mal assis en équilibre sur elles, il s’était comme tout naturellement coulé entre leurs corps. Et ce n’était ni douloureux ni oppressant, au contraire. Il se sentait tout à fait bien, enveloppé par des chairs délicates, moelleuses, le meilleur des bains. Elles étaient liquides, prenant toutes les formes. Et il eut l’impression d’être devenu liquide lui aussi tant son corps se logeait si bien entre elles, de l’eau dans l’eau qui eût retrouvé sa source originelle.
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Extrait #3
Il ouvrit le fichier. Les phallus apparurent, lui sautèrent presque à la figure. Il reconnut avec émotion l’image qui apparaissait sur l’écran lors de sa première visite à la Canopée. Avec ses boules de geisha, c’était donc à ce décryptage que travaillait Louise quand il avait fait la découverte de l’existence des Unders. Les phallus, plantés bien droit dans la terre, s’alignaient en rang d’oignons. Ce n’était pas des godemichés, lui avait-elle dit, mi-sérieuse mi-plaisantant, mais des fétiches sacrés, dont s’occupait religieusement la Grecque au chignon. L’alignement des phallus le renvoya à la pensée de l’amour. Et soudain il prit conscience qu’il éprouvait l’amour comme une sorte de langage codé. Ce qui germait en lui de manière souterraine depuis des mois, voire des années, éclot maintenant en lui très fort. Et là, étrangement, devant résoudre un mystère cybernétique des plus épineux, il eut comme une sorte de révélation, pensant saisir pour la première fois ce qui, dans le fond, le menait depuis toujours, ce pour quoi il était né.
Dans l’amour, écrira-t-il un peu plus tard dans ses Notes d’un Arutiste, se réalise l’union du charnel, du mental et de l’affectif. Nous faisant vivre des moments exquis, exceptionnels. Baignant dans l’harmonie du charnel et de l’invisible, nous éprouvons alors très fortement le sentiment d’exister. Cela peut faire naître des sensations extrêmes de bien-être pouvant confiner à l’insupportable. Mon but dans la vie est d’inventer un code, un art, qui ressemble à l’amour, où le charnel et le sentimental conjoignent, où l’esprit fait corps avec la chair. J’ai été mis au monde pour créer l’art, le code, qui fera se conjoindre le langage et le corps. C’est pour cela que je suis né.
Il adorait la chair, les formes, visibles ou pas. Pour lui, tout, même les vapeurs, les nuages, l’inconnu pouvaient prendre une certaine densité substantielle. Parce qu’il pensait et s’émouvait par des rapports de lignes, contrastes, courbes, intervalles, recoins… Les sculptures sans le langage ne valent rien, n’existent pas. Si la trame de notre vie, l’entremêlement de nos actes, nos goûts, nos choix, nos amours, sont fabriqués par le langage, raison de plus pour faire un art issu proprement du langage. Il est temps à présent que les objets aussi, oui même les objets, surtout les objets, montrent leur véritable face. Qui est de se tisser uniquement de langage. C’est ainsi que se mélangent les phrases de script et les formes, les mouvements. Et créer des formes avec du code c’est aller au-delà de l’apparence, atteindre l’amour dans son impalpable noyau. Où confluent chair et intellect.
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Extrait #4
Les Unders se trouvaient dans l’atelier de Markus, devenu leur QG. Laura et Soledad avaient fini de raconter ce qu’ils venaient de voir. Les autres étaient horrifiés et frappés de stupeur. Markus ne parvenait pas à maîtriser sa colère. Son visage, pris de tiraillements, faisait tressauter son petit bouc roussâtre tandis qu’il portait à sa bouche ses trois doigts-orteils de pied. Il répétait en boucle que le moment qu’il redoutait depuis longtemps était arrivé. Le moment, disait-il, de ‘la Pure Catastrophe’.
— Markus, tu veux un peu de thé ? lui demanda Toshibu.
— Du thé ? Mais oui, bien sûr, dit Markus entre ses dents. Et avec des petits gâteaux aussi, s’il te plaît ! Non mais tu délires ou quoi ? Tu crois que c’est le moment ? Et pourquoi pas des pompom-girls tant qu’on y est !
— Oh ! oui des pompon-girls, s’écria Ariel. J’adore ! — Que fait cet enfant ici ? dit Markus. — Je ne suis pas « cet enfant ici ». Je m’appelle Ariel. Et ce n’est pas de notre faute s’il y a la guerre et des gens qui fabriquent des cyborgs. Tu ne crois pas ? Louise et Toshibu fixaient Ariel de leurs yeux globuleux. Malgré leur peau sombre, ils paraissaient tout pâles. Carmilla, une chimiste âgée d’une quarantaine d’années, vint près d’Ariel et tenta de l’entraîner plus loin en lui disant tout bas de ne pas interrompre les adultes quand ils parlaient. — Laisse-le, dit Markus. L’intervention du garçonnet, la réaction de Markus apportèrent une détente salutaire et plus propice à la réflexion. Markus accepta la proposition de Toshibu, non pas une tasse de thé mais un verre de cognac.
Carmilla et son fils Rob se mirent à distribuer des boissons à tout le monde. Chacun s’assit en cercle. On voulut d’abord savoir comment ces automates avaient pu être faits.
— Rien de plus simple, technologiquement parlant, dit Markus. Des photos ont été prises de Soledad et de Laura. Ensuite, traitées comme il convient, elles ont servi à fabriquer les visages des petits automates. Cela veut peut-être dire qu’un programme de clonage involontaire va être mis en circuit. Par clonage involontaire, j’entends qu’on ne demande pas leur avis aux gens qu’on va cloner. Vous comprenez ? C’est la Pure Catastrophe ! Vous imaginez comme ils vont bien pouvoir contrôler les consommateurs ? Plus de manifestations, plus de grèves, plus de contestation, d’opposition d’aucune sorte.
— Je pense que ce que vous avez vu, c’est une sorte de campagne publicitaire, dit Rob. On habitue les gens à cet aspect des choses, à cette manière de venir au monde. On accouche différemment, on naît différemment… On est en train de former des consommateurs pour cela.
— Oui, c’est cela, dit Louise. C’est donner envie aux gens de se faire cloner ?
— Entre autres, dit Rob.
Des remous de commentaires parcouraient maintenant les Unders.
— Comment faire pour empêcher cela ? Voila la grande question ! dit Carmilla.
— Empêcher… retarder… mettre des bâtons dans les roues… Voyons ce qu’on peut faire, dit Louise. Dov buvait son cognac, les yeux dans le vague.
— Et toi, Dov ? dit Soledad. Qu’en penses-tu ? Dov termina son verre d’un trait.
— Nous sommes offusqués maintenant par la présence de parfaits automates, dit-elle de sa belle voix de contralto. C’est bien de s’en offusquer… Mais ce sont aussi et d’abord des humains transformés en automates que nous devrions nous inquiéter. Ils sont nombreux, très nombreux… Techniquement parlant, si je puis dire, ils sont humains. Puisque, jusqu’à preuve du contraire, faits de chair et de sang comme vous et moi. Mais, dans leur tête, ils sont complètement conditionnés. Comme si de rien n’était, ils vivent. Ou plutôt ils s’adonnent à des tâches qui, de la vie, n’ont que l’apparence. Ainsi, ils mènent à bien leurs activités. Ils travaillent. Ils circulent. Ils consomment… font semblant d’aimer. Même quand ils sont en vacances, ils vont tous au supermarché aux mêmes heures…
— C’est l’instinct grégaire, ça ! s’exclama Rob. Les gens ont horreur de la solitude.
— C’est surtout qu’ils ne veulent pas se faire un avis par eux-mêmes. Ils sont assujettis à la loi du plus grand nombre, dit Laura. Ce n’est pas naturel, vous ne trouvez pas ? Que tout le monde aime les mêmes objets aux mêmes moments ? Que tous aient les mêmes buts, les mêmes visées, veuillent exactement les mêmes choses ?
— C’est plus rentable pour certains, dit Markus. On produit en masse, ainsi on réduit les coûts de fabrication. Pour un maximum de bénéfices.
— Je me souviens, dit Soledad, la première fois que j’ai fait l’amour. Juste après, il y a eu comme un voile devant moi qui s’est déchiré. Tous ces gens qui m’avaient réprimé durant mon adolescence, je comprenais qu’ils faisaient partie d’un ensemble beaucoup plus étendu que les cercles de mon petit entourage, ma famille, mon lycée. Ils faisaient… ils font partie du grand cercle du monde. C’est la vaste conspiration des endormis. J’avais noté ceci : Faire partie de la conspiration des endormis, c’est être comme tout le monde, s’aligner sur un même modèle et donc, ne pas être soi. Ne pas être soi, c’est ne pas être. Donc, ces gens ne sont pas en vie. C’est pour cela qu’ils sont plus aisément contrôlables.