Avril-Mai 1996
Trois livres. Le Majordome publié en 1991. L’Infante, 1992. Virginité, 1996. Les deux premiers chez Belfond, le troisième à l’enseigne bienvenue de Sortilèges. Des origines italiennes, passées par Nice, des études de lettres, puis Paris et l’écriture qui efface toute biographie. Frederika Abbate est un écrivain rare, totalement engagé dans la fondation d’une oeuvre, acharné à aiguiser des phrases précises, de livre en livre insistant sur une même histoire de sexe, comme redisant (non sans écarts) un même conte érotique. Le pornographe, d’abord, en a pour son compte, dans les situations qui illustrent un bel éventail de fantasmes et dans le langage qui ne se paye pas de circonlocutions pour nommer un chat un chat. Parler ici de pornographie n’est certes pas un reproche, quoique étymologiquement le mot évoque la prostitution; l’obscénité, qui en est le sens dérivé, est bien le ressort d’une oeuvre qui “blesse délibérément la pudeur” (Petit Robert), d’une fabuleuse trilogie de la copulation. Cela ne serait pas grand chose si ce n’était que complaisance salace (et je ne suis pas sûr qu’ici la lecture émoustille). Il y a belle lurette que la transgression est édulcorée. L’important c’est que l’audace de ce qui est dit prend la forme d’un texte remarquablement maîtrisé, dense, dans lequel s’impose une écriture incisive. La littérature érotique est, le plus souvent, crue dans la faiblesse littéraire ou bien sophistiquée dans les atours baroques. Quant elle n’est pas métaphysique ou théologique, comme si le sexe n’allait pas sans Dieu ou sans philosophie. Frederika Abbate prend sa place dans le genre avec une rigueur extrême, une froideur objective, une tension de la langue qui signalent peut-être un autre âge de cette littérature, quand il n’y a plus guère de provocation (ou presque) à faire s’enfiler allègrement par divers orifices, homos ou hétérosexuels, des personnages qui ne semblent avoir aucun autre souci. Bataille, douloureusement, après la mort de Dieu, sacrait l’excès. Mandiargues narrait les délices d’une utopie de la volupté. Klossowski dresse le monument d’une formidable perversion papiste. Abbate, elle, lève froidement, avec la dignité d’un Gombrowicz, le rideau sur le spectacle de l’amour qui est désir et cruauté, aventure du corps qui n’en finit pas de jouir de lui-même. Et, donc, aventure de l’esprit qui jouit d’être un corps, et de se voir en un corps jouissant. Alice est vierge et mère. Elle engendre Benjamin Benjamin. Le domestique Aimé est l’humble servant d’un rituel amoureux. Le docteur Naussans est acteur et témoin. Blandine est la soeur de Benjamin Benjamin, la fille adoptive d’urbana, la femme de Gabin Mardoll, la mère d’Antonin. Jozef Mauvert est le premier vainqueur du tournoi d’amour. D’autres jeunes gens, d’autres jeunes filles participent au grand jeu du sexe toujours recommencé, qui est notre seule éternité, du moins jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais ne racontons pas. Disons que Frederika Abbate jubile, et nous avec. Elle aura bientôt ses fans, pour qui ces trois ouvrages (et d’autres?) n’en feront qu’un, le superbe livre-culte du plus pur Eros.
Gilles Plazy