Sous le soleil de Satan

Non, Bernanos n’est pas l’auteur catholique étroit, un peu d’extrême-droite et vaguement antisémite ; par sa jeunesse monarchiste, membre de l’Action française et de sa proximité avec Maurras. D’abord parce qu’après la guerre de 1914-18, il rompt avec l’Action française, s’éloigne de Maurras. Et qu’il n’était pas antisémite comme nous l’entendons, et donc qu’il ne l’était pas. Il a été résistant pendant la deuxième guerre mondiale.

Mon autre idée fausse concernait l’ouvrage même, Sous le soleil de Satan. Qu’est-ce que j’ai à faire, je me disais, d’histoires de curetons, d’idée de déperdition et de damnation juste parce qu’une adolescente non mariée est enceinte ?

Bien sûr, il y a le film de Pialat mais comme toujours dans le cas de films inspirés d’œuvres romanesques, le film et le roman ont peu à voir. Ainsi, par exemple, vous avez Belle de Jour, de Bunnuel, que je trouve très beau. Il est à l’opposé du roman Belle de Jour, de Kessel, livre que je n’aime pas. Je ne veux pas en dire de même du film de Pialat mais juste que le roman n’est pas le film. Ce qui peut s’écrire ne peut pas se filmer, peut-être dans le fond…

Aressentir très sensiblement l’époque que nous vivons, et aussi par rapport aux questionnements que cela pose, aux constats plus ou moins douloureux que nous pouvons en faire, car seuls peuvent se satisfaire de cette époque ceux que Baudrillard appelle les « vainqueurs de l’histoire », eux qui, je trouve, maquillent leurs intérêts personnels sous la couleur plus élégante du « progrès », je me suis mise à penser au diable.

Dans une lettre à Louise Colet, Flaubert disait  : « Je suis mystique au fond et je ne crois à rien. » Moi, en ce qui concerne Satan, je peux dire : « Je ne crois pas au diable et j’en ai peur ».

Avec cette entité, ce qui est étrange c’est qu’elle a plusieurs noms. Diable, dont l’étymologie est « diviser » contrairement au « symbole » qui rassemble. Lucifer, le porteur de lumière, l’ange déchu, Méphistophélès, Belzébuth, et j’en passe, sans compter tous les suppôts du diable qui peuvent entrer dans une hiérarchie très fine.

Mais Bernanos emploie le mot Satan, dont l’étymologie est l’adversaire. Il faut reconnaître que son titre est génial. Sous le soleil de Satan, on peut le dire et redire tellement c’est beau. Avec les sifflantes du « S », chaque nom commençant par la lettre « S », qui, en lettres capitales, dessine un serpent. Cette lettre est pareille en haut comme en bas, ce qui veut dire que les sens s’emmêlent, et qu’on peut vite confiner à l’absurdité.

La perte du sens, le désespoir, la perte du symbolique qui relie, le tentateur qui divise les êtres et les incite à causer le mal à autrui et à soi-même, tout cela peut se lire dans le titre déjà.

Mais le livre de Bernanos n’est pas un ouvrage qu’on lit seulement. On l’éprouve, il pénètre si intimement l’esprit qu’il remue comme s’il ciblait le centre même de l’appareil des émotions, des sensations.

Dans une émission radiophonique, Jacques Chancel demandait à Claude Lévi-Strauss s’il n’avait jamais voulu écrire de roman. Lévi-Strauss a répondu : « Oui, j’ai essayé mais je n’y arrive pas. Je ne suis pas fait pour ça. » Chancel lui dit : « Vous, vous pensez. Vous ne rêvez pas. » Lévi-Strauss répond : « Non, c’est le contraire. Moi je rêve mes théories. Les romanciers sont dans les faits » fin de citation. C’est peut-être pour cette raison que le romanesque est si difficile à écrire. Et dans tout l’éventail infini des faits, à l’infini modulables, deux champs sont les plus difficiles à écrire : le contact des corps, ce qu’on appelle l’érotisme. Et le contact avec l’invisible, ce qui s’appelle le surnaturel.

Ma grande découverte de Bernanos, avec Sous le soleil de Satan, s’ancre sur sa faculté absolument prodigieuse à écrire le surnaturel. Je suis une grande adepte de l’imagination, de ce qui nous dépasse, émeut au plus profond et donc nous fait vaciller. On peut dire que le cinéma est champion pour faire peur. Où peut se retrouver la vertu cathartique de la tragédie grecque, énoncée par Aristote. Un moyen pour l’âme de se nettoyer de la terreur et de la pitié. On se fait peur pour éliminer la peur. Au cinéma plus c’est terrifiant, plus on est content. C’est un soulagement. Alors, là, bien sûr comment ne pas penser au film de Friedkin L’Exorciste ?

Eh bien, le Satan de Bernanos c’est plus effrayant encore. Le personnage satanique se glisse dans le récit et vous étreint, d’une manière sournoise, pernicieuse. Comme si on ne s’y attendait pas, il prend par surprise. Par la puissance de l’écriture de Bernanos, le principe du mal s’incarne, se dresse, se matérialise comme jamais je n’ai vu le surnaturel s’incarner dans un texte.

Il y a le facétieux Méphisto de Goethe qui dialogue et fait des marchés avec Faust. Méphisto de Goethe est grandiose aussi, mais très différent. Il a pourtant deux points communs avec le Satan de Bernanos et Méphisto de Goethe. Dans le livre de Bernanos, le héros, le petit abbé dont je n’ai pas encore parlé et qui est le personnage crucial, dit de Satan qu’il est le « Prince du monde ». Ceci vient d’un passage du Nouveau Testament. Or, dans les conversations de Goethe avec son secrétaire Eckerman, Goethe dit de son Méphistophélès : « C’est le monde. »

On a envie d’ajouter, oui, c’est plus que jamais le monde, ce principe du mal.

Le deuxième point commun avec le Faust deGoethe, c’est que la partie, avant de se jouer entre l’humain et le diable, se joue entre Dieu et Diable. Dans la pièce de Goethe, il y a un pari entre Dieu et le Tentateur. Dieu fait confiance à l’humain et induit le diable à essayer de le dévoyer. Cette partie qui se joue en vérité entre Dieu et Satan est énoncée explicitement par le personnage de Bernanos. Les humains, en quelque sorte, ne sont que les instruments du principe du mal pour atteindre Dieu.

Il y a deux principes qui s’affrontent, la vie, ce qui lie, la création, la solidarité, l’amour. Ce qu’on peut appeler l’Etre. Et le principe du mal, qui délie, détruit, rend tout caduque et absurde. Le non-être, Satan.

Dans le roman de Bernanos, il y a un combat entre le Malin et celui qui au départ dans la vie est un abbé plein de ferveur mais sans grande intelligence, l’abbé Donissan. Le curé qui le prend dans sa paroisse ne sait presque pas qu’en faire. Tant l’abbé est maladroit dans ses sermons, il bafouille, il paraît même, à la limite, un peu simple d’esprit.

Mais il est d’une honnêteté et d’une ferveur irréprochables. Allant même jusqu’à se fustiger, se flageller, pratiquant la discipline, ce fouet à plusieurs lanières, et le cilice, une tunique de crin ou de métal portée pour se faire mal. Il jeûne, il saigne, il souffre continuellement. Il cherche à établir un rapport direct avec le cœur des choses, du monde. C’est en quoi il est bon. Il est si bon que Satan s’attaque à lui, une nuit de désespoir. Car Satan n’éprouve que les plus forts, sinon à quoi bon ?

Le mal, c’est désespérer. Le mal, c’est vouloir sombrer dans le néant. Le mal, c’est la pulsion de mort.

Qu’est-ce que le soleil satanique ? C’est la lumière aveuglante, savoir pour savoir, savoir pour accumuler toujours plus de pouvoirs et de prestige, savoir pour détruire. C’est ce que dit le petit abbé Danoissan, qu’on appelle plus tard dans le roman « le saint de Lumbres ». Dans cette appellation « saint de Lumbres », on entend presque « saint de l’ombre ». C’est celui qui s’oppose à la lumière aveuglante qui détruit. N’y a-t-il pas aujourd’hui une démesure dans le pouvoir de connaître, avec la politique qui est devenue une technique, avec des penseurs qui sont devenus des experts. C’est ça, le soleil de Satan, le mal, aveuglant qui peut conduire à l’apocalypse, mot venant du grec signifiantrévéler, dévoiler.

Sous le soleil de Satan, paru en 1926, est le premier roman de Georges Bernanos, écrit à quarante ans, après être passé par l’épreuve des tranchées de la guerre 14-18. Ce fut un grand succès de librairie, très mérité. On le trouve dans plusieurs éditions de poche actuellement.