L’ABSOLUE RENCONTRE
roman – parution mai 2025
Illustration de couverture : Nicolas Le Bault
Et si Jésus revenait ? Celui qu’on ne peut pas toucher n’est-il pas le plus attirant, le plus séducteur ? L’Absolue Rencontre célèbre la présence d’Éros dans un cas très particulier car il concerne le personnage de Jésus, son retour dans notre monde, et l’amour charnel entre l’Homme-Dieu devenant humain et une jeune femme accédant à la divinité.
Les personnages de ce roman évoluent dans un monde qui a basculé dans l’irréel. Dans ce contexte, survient le premier crime d’une jeune fille dans un monastère. Et plusieurs voix se succèdent, s’intercalent les unes aux autres. Le père abbé, la diaconesse, Jesùs, Magdeleine, la sorcière…, autant de personnages par les biais desquels se déroule le drame qui advient : les crimes perpétrés sur des jeunes filles, car au premier meurtre, s’en ajouteront plusieurs autres. Ce sont les « filles-poupées ». Elles renferment un obscur message qui évoque le monde païen avec ses sacrifices humains. Beauté, cruauté, horreur… Certains y voient la présence de l’Antéchrist.
Mais qui est Jesùs Salgado, l’être fascinant qui séduit les deux sexes, qui happe les âmes ? Alors que les cadavres des « filles-poupées » s’amoncellent, Jesùs Salgado répand la bonne parole. Et les créatures autour de lui perdent la tête… Serait-il la nouvelle incarnation du Christ ? Avec cette fois un message complet d’amour, mariage du cœur, du corps et de l’esprit.
Jesùs Salgado vit une intense histoire d’amour, autant spirituelle qu’érotique, avec la femme la plus pure, Magdeleine. En cette fille simple et aimante, l’Homme-Dieu réveillera l’insondable de la chair céleste et terrestre, dans la puissance de l’Érotisme et de l’Amour.
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Extrait 1 :
Île minuscule de 0,37 km carré — c’est-à-dire aussi grande qu’un jardin —, l‘île Saint-Honorat forme une petite langue de terre sacrée dans le golfe de Cannes, où ne se trouve qu’un unique édifice. Depuis onze siècles, y vivent des religieux dans l’un des plus anciens monastères du monde : l’abbaye de Lérins qui s’élève entre la voûte céleste et la mer. Ses premières fondations datant du XIème siècle, agrandie ensuite au fil du temps, fortifiée jadis pour la protéger des pirates sarrasins, entourée de terres cultivées, sertie de palmiers, aujourd’hui elle abrite une vingtaine de moines. La découverte du premier meurtre sur l’île —prémices de l’événement capital qui va survenir —, s’est produite le 7 juin, un soir de pleine lune.
Ce soir-là, comme à son habitude, frère Anthelme va faire un petit tour sur l’île avant de s’endormir. Cette nuit, la luminosité est forte ; la végétation semble briller. Anthelme respire joyeusement l’air qui l’enveloppe d’une présence douce et délicate. Ici, il se sent protégé. Avec le père abbé Guillaume et les frères, il vit dans la pureté et prie avec ferveur. Au moment où il fait demi-tour pour rentrer, il croit apercevoir un petit monticule de forme allongée. Surpris, il s’approche et il voit une créature invraisemblable avec une tête de femme, un corps de petit lion, des ailes. C’est une sculpture, se dit-il. Je ne sais pas comment elle s’est retrouvée là. Mais je ne dois pas avoir peur… Sa main effleure la joue de la créature. Il sursaute et fait malgré lui un bond en arrière. Son front s’est couvert de sueur. Ce visage n’est pas sculpté. Il est vrai ! C’est une femme réelle et elle est morte…
Sa figure est très claire, deux cercles rose vif sont peints sur ses joues bien rondes. Ses arcades sourcilières sont rehaussées par une ligne brune tracée au pinceau. Sa bouche paraît plus petite qu’en réalité, réduite par un rouge à lèvres couleur bordeaux, placé seulement au centre. Sa tête s’auréole de cheveux sombres, bouclés. On dirait un peu une poupée. Son corps manifestement a été trafiqué. On n’a gardé d’elle que la tête et le buste. Des ailes ont été cousues à même sa chair. Le bas de son corps a été remplacé par le bas du corps d’un lionceau. C’est le Sphinx ! Un démon a recréé la créature de la mythologie grecque : le Sphinx à l’entrée de la ville posait une énigme et tuait ceux qui ne la résolvaient pas. Personne ne trouvait la solution et le Sphinx tuait beaucoup de gens… Mais la fille n’a pas été seulement découpée. Le milieu de sa poitrine a été retranché. À la place, se trouvent des coquelicots qui lui font comme une grande plaie béante et gorgée de sang. Elle a les yeux grands ouverts. Chaque détail en elle paraît vivant alors que toute son apparence crie qu’elle est morte. Sphinx magnifique, des gouttes de rosée font briller ses seins. Jamais de sa vie Anthelme n’a vu une chose aussi jolie ni aussi cruelle. Cela lui donne le vertige, envie de pleurer, envie de vomir. Il sent que la prière lui est impossible et cela le couvre de terreur. Sa vision se brouille…
Au bout de plusieurs minutes qui lui semblent durer des heures, sa vision se stabilise enfin et il se dirige d’un pas mal assuré vers le monastère.
Les moines alertés accourent auprès de la morte. Bouleversés, ils forment un cercle autour d’elle et, à genoux sur l’herbe, mains jointes et têtes baissées, se mettent à prier…
Le responsable de l’abbaye, père Guillaume, décide d’avertir Marguerite, sa plus proche amie, son soutien moral le plus fort. À elle, il peut dire des choses qu’il n’oserait confier à nul autre. En cette heure solennelle et très grave, il ressent le besoin de lui ouvrir son cœur :
Ma chère Marguerite, ma précieuse amie, j’ai une nouvelle affreuse à vous apprendre. Nous venons de découvrir à l’abbaye un drame terrible. Le croirez-vous tant cela est absurde et affreux ? Une jeune femme assassinée, tronquée, et transformée en Sphinx. Et cela sur notre île bénie, protégée, où normalement un intrus ne peut accoster. Ce qui est survenu ne laisse désormais aucun doute sur son Auteur. Oui, cela m’arrache le cœur de le dire, mais il me faut l’admettre : le Diable est de retour.
Prenez bien soin de vous, ma si précieuse Marguerite, de vous et des fidèles sur lesquels vous veillez.
Votre fidèle Guillaume
Extait 2 :
Quand Magdeleine Sauvan entre dans une pièce, le lieu par sa présence s’illumine d’un coup. L’éclat de ses yeux, d’une jolie couleur vert amande, diffuse autour d’elle joie et douceur. Toute la personne de Magdeleine rayonne d’une vie intense et profonde. Depuis son visage au teint clair d’une rotondité un peu brumeuse, jusque dans la grâce de son petit corps s’épanchant en vallons voluptueux. Ses longs cheveux ondulent jusqu’à ses hanches, couleur blond vénitien comme souvent les femmes dans les tableaux de la Renaissance ; jeunes beautés mélancoliques dont Magdeleine Sauvan a aussi un peu les traits. Insouciante, grave, joyeuse et passionnée comme une enfant, elle en a également le sourire innocent, le rire cristallin, l’intensité mystérieuse.
*
Je suis dans ce beau jardin ensoleillé, où je me sens sereine, avec pas très loin un manège et des enfants qui jouent. Pourquoi la nuit, réveillée en sursaut par un cauchemar où une fois de plus ma sœur a cherché à me tuer, je ne mets pas ce beau jardin apaisant dans mon esprit ? Lui est réel. Ma sœur, Clotilde, ne l’est pas, ne l’est plus.
Sa première tentative de meurtre à mon encontre s’est produite quand j’avais cinq ans. Clotilde en avait dix. J’avais compris qu’elle avait cherché à me tuer, et elle le savait très bien. Seuls mes parents n’avaient pas compris ce que Clotilde, leur fille aînée, voulait faire réellement à l’encontre de Magdeleine, leur benjamine, moi… C’était à table, en présence de mes parents, de mon frère Joachim, neuf ans et de ma sœur Adèle, sept ans. Je rentrais de l’école et je récitais un texte pour la première fois de ma vie. Une histoire de pomme qui était tombée, je ne me souviens plus, peu importe. Si je ne me rappelle pas exactement l’historiette pour enfants, je me rappelle avec netteté ce que j’avais ressenti alors, sensation que j’éprouvais pour la première fois et qui devait ensuite se reproduire pendant toute ma scolarité quand on devait apprendre des textes par cœur. Enchantée que des phrases s’égrènent ainsi de ma bouche dans un écoulement fluide et naturel, j’avais la sensation de faire de la magie : un rouleau, sur lequel étaient inscrits les mots, se déployait au fur et à mesure que je les prononçais. De l’invisible de ma tête, s’épanchait l’invisible sonore, que mon auditoire écoutait. Quand la petite récitation s’est terminée, ma mère dit d’un air un peu grave que je ne récitais pas comme les autres enfants. Cela ne m’a pas inquiétée, au contraire, car je voyais dans son attitude comme du respect admiratif. Elle avait remarqué que j’étais d’une nature spéciale. Mon père a simplement souri… Clotilde, Adèle et Joachim s’étaient figés après ma récitation. Mais soudain Clotilde, assise près de moi, a enfoncé sa fourchette dans ma tempe… Son geste a été si violent que les dents de la fourchette se sont implantées dans ma chair. Ma mère et Adèle ont poussé un cri. Mon père s’est levé. Joachim a baissé la tête, en la rentrant dans ses épaules. Clotilde m’a regardée et a éclaté de rire. Je devais avoir l’air si drôle avec la fourchette tenue en suspension sur mon visage. Elle n’arrêtait pas de rire. Jamais de sa vie elle n’avait assisté à un spectacle plus réjouissant, qu’elle ressentait d’autant plus fort que c’était elle qui l’avait provoqué… Ma mère est venue près de moi. Mon père lui disait de ne pas intervenir, d’attendre des secours, ils sauraient ce qu’il fallait faire. Ma mère ne l’a pas écouté et a retiré la fourchette. Après, je ne sais plus, je me suis évanouie. Pendant que je sombrais, le rire de ma sœur résonnait encore dans mes oreilles.
Ce père, qui s’était contenté de sourire mais sans se prononcer après que ma mère avait évoqué ma différence, n’aurait-il pas dû se manifester davantage ?… En apparence, il intervenait toujours peu par rapport à moi. Son pouvoir m’était d’autant plus grand qu’il me paraissait secret, invisible. Il aimait à me lancer des injonctions contradictoires, des énigmes qu’il me fallait interpréter. De ce fait, insidieusement, il déplaçait sans cesse les interdits, rendait insituables les limites. Ce qui, tout en le faisant passer pour un homme doux et permissif, augmentait d’autant plus son pouvoir et me donnait une idée fausse de la transgression et de l’interdit. Quand je demandais la permission d’aller quelque part, de sortir à une heure inhabituelle, il me faisait une réponse sibylline, parfaite dans son genre, si bien qu’il m’était impossible de savoir si c’était un oui ou un non. Et comme c’était la loi de l’absurde qui régnait, j’étais prise d’emblée sous la coupe de la culpabilité et comprenais que c’était non. Alors parfois, il lui arrivait de dire que j’avais mal compris, que oui bien sûr, j’avais le droit de me rendre à ce concert, par exemple. Mais il était alors si tard que j’arrivais en retard et ne disposais plus de l’accès aux bonnes places.
C’est plus tard que j’ai compris qu’il se devait d’être incontrôlable, pour pouvoir contrôler tout. Le contrôle et la maîtrise sur son entourage lui étaient essentiels. Cette manière de déplacer le curseur de ce qu’il me permettait de faire et de ce qu’il m’interdisait aboutit fatalement à ce résultat : peu ou prou tout est devenu interdit. Je ne pourrais par la suite envisager de grandir et de m’affirmer dans la vie qu’en étant clandestine, jamais vraiment légitime.
Il avait aussi une manière complètement folle de rétribuer les bonnes notes. J’avais onze ans quand il me dit qu’il voulait voir mon bulletin mensuel et me donnerait tant d’argent pour la meilleure note A, et moitié moins pour un B. Je lui ai apporté mon premier bulletin ne comportant pratiquement que des bonnes notes. Après l’avoir regardé avec un air sévère, il conclut qu’il me donnerait l’argent mais seulement pour cette fois. Il ne m’en donnerait plus parce que j’avais « trop de A et trop de B ». Je suis restée abasourdie. J’étais certes flattée qu’il me dise que j’avais trop de A et trop de B. Mais je ne comprenais pas pourquoi je devais en être pénalisée… Quand je désirais très fort un cadeau, il m’en faisait la promesse mais je devais attendre plusieurs années avant d’avoir accès à ma demande. Il y a eu par exemple un mini-vélo, puis un plus tard une chaîne Hi Fi. Cadeaux qui arrivèrent si tard que je me suis retrouvée n’être plus en âge d’être intéressée par le mini-vélo et trop triste pour apprécier le cadeau de la chaîne Hi Fi, vu qu’il me l’a fait quand il était mourant.
Ce père, que j’ai mythifié parce qu’il était séduisant, plein d’humour, savait tromper son monde en se montrant toujours gai alors qu’en réalité il s’avérait surtout nerveux, colérique, fragile. Il m’a donné des rapports faux avec l’interdit et avec l’argent, choses qu’il aurait dû au contraire m’apprendre pour aller dans le monde. Ainsi, au niveau social, je suis défaillante et j’ai par ailleurs une piètre opinion de moi.
Ma mère s’exprimait peu, par faiblesse intellectuelle et sans doute aussi par cette attitude consistant à ne pas dire ce qu’elle pensait ni sur les gens ni sur les situations. Ce qui la faisait passer pour quelqu’un de gentil, vu qu’elle ne critiquait rien ni personne. Son tempérament de femme soumise abondait aussi dans ce sens car les gens ont tendance à confondre soumission et gentillesse, ce qui en réalité a peu à voir. Son absence d’expression me concernant ne m’a pas protégée des offensives de mon frère et de mes deux sœurs qui me jalousaient. Je pense que déjà, ce jour de ma première récitation, si elle avait été plus explicite sur ma prestation, au lieu de se contenter de ce simple : « elle ne récite pas comme les autres enfants » — ce qui pouvait prêter à des interprétations contradictoires —, ma position au sein de la fratrie aurait été plus solide et plus ferme. Et cela m’aurait certainement évité par la suite d’être traitée de paria par mes sœurs et mon frère. Sa faiblesse intellectuelle et sa lâcheté à mon égard, moi sa benjamine, l’ont fait se ranger de leur côté et non du mien. Ils étaient dans leur bon droit, mieux valait-il pour elle se mettre sous leur bannière plutôt que d’être respectueuse de ma personnalité plus originale et fantasque.
J’ai beaucoup saigné et j’ai gardé quelque temps sur ma tempe la cicatrice des dents de la fourchette. Je n’avais que cinq ans et ma peau était très élastique. Les dents de la fourchette se sont effacées sans laisser de marques sur mon visage. Mais mon esprit en a été marqué à jamais.
Longtemps, ma sœur n’a pas cessé de se moquer de moi. J’étais trop ceci et pas assez cela… Elle me menaçait. Si je ne faisais pas ce qu’elle voulait, elle me planterait sa fourchette sur la tempe mais cette fois elle ne me raterait pas.
Quand nous attendions le métro, elle me poussait tout près de la rame juste quand le train arrivait. De même quand nous devions traverser la rue, elle me tirait par le col de ma robe pour essayer de me faire passer sous les roues de la voiture qui arrivait. Elle était plus grande que moi et plus forte. Elle disait que je ne grandissais pas correctement parce que je lisais beaucoup. C’était surtout parce qu’elle ne voulait pas que je m’adonne à la lecture, quelque chose que les autres membres de la famille ne pratiquait pas. Et comme je faisais exception à cela, elle se sentait destituée de son rang de fille intelligente et dégourdie. Il n’y avait pas de livres à la maison, personne ne lisait. Ma mère ne voulait pas que j’en achète. C’était pour elle de l’argent gaspillé et d’après elle, la lecture abîmait les yeux. Je lisais les livres que je trouvais à la bibliothèque de l’école et ceux que des gens m’offraient pour mes anniversaires et à Noël.
Clotilde avait deux alliés, Joachim et Adèle. Ces trois-là faisaient semblant de s’aimer mais ils n’arrêtaient pas de se disputer entre eux quand mes parents ne les voyaient pas. C’était Clotilde la plus virulente. Adèle et Joachim avaient beau essayer de lui tenir tête, c’était elle la chef. Quand elle a planté la fourchette qui est restée accrochée à ma tempe, leurs yeux brillaient de surprise et d’admiration.
Dans l’indifférence de mes parents qui ne voyaient rien ou ne voulaient pas voir, j’ai passé mon enfance et mon adolescence sous les menaces de mort de Clotilde, avec l’appui de Joachim et d’Adèle, ses complices. La peur grandissait dans mon ventre sans que j’ose jamais en parler à mes parents ni à personne.
Il ne se passait pas un jour sans que la bouche de Clotilde ne se torde pour me blesser, m’humilier de sa voix criarde, et surtout me menacer de me tuer. Dans de grands éclats de rire, elle me rappelait toujours, comme si je pouvais oublier une blessure pareille, qu’elle m’avait enfoncé un jour une fourchette dans la tempe et qu’elle rêvait de le faire encore mais cette fois pour attaquer mon cerveau.
D’avoir grandi dans cette famille m’a donné la peur du monde et des gens. Même mes plaisirs, mes satisfactions, la gentillesse et l’amitié des personnes s’accompagnent toujours de peur, d’anxiété et presque de détresse, et ce, malgré ma joie. La peur est devenue mon alliée, un filtre permanent mis sur le monde à partir duquel je considère les gens et appréhende les faits. Je me perçois comme une créature faible, toujours passible de punition donc fautive à la racine de mon être. Les adultes avec qui je peux avoir des relations fluides m’effrayent autant qu’ils m’attirent. Malgré mon désir d’aller vers eux, la peur est la plus forte. J’en souffre si cruellement que je préfère m’en tenir à l’écart.
Ma vie érotique et sentimentale peut se résumer à un seul mot : échec.
Extrait 3 :
De haute stature et solidement charpenté Jesùs Salgado porte toujours un manteau de cuir ; du cuir épais et de couleurs sombres en hiver, fin et de teintes claires en été. Sa tenue habituelle se constitue d’un pantalon noir et d’un pull ou d’une chemise bleu outremer. Jesùs Salgado a une grâce naturelle et une certaine fluidité dans sa façon de bouger qui font virevolter les pans de son manteau ouvert autour de lui. Ses cheveux châtain, épais et coiffés vers l’arrière, dégagent son front bombé. Son visage est assez étonnant, avec des joues creuses et des pommettes hautes. Mais le plus marquant chez lui sont ses yeux bleu azur et son regard qui dénote une intelligence vive et profonde, attentive aux moindres plis et replis des cœurs. Sa voix est douce, mélodieuse, mais sait aussi être ferme et persuasive…
*
Depuis tout petit, j’avais un pressentiment au sujet de ma naissance. La véracité du pressentiment a éclaté à mes yeux un jour où mes parents et moi faisions un pique-nique à la campagne pour fêter mon anniversaire. Ma course terrestre venait d’atteindre ses onze ans. Il faisait très chaud en ce dimanche de mai. Après le repas, mes parents se sont allongés sur le dos l’un à côté de l’autre sur le plaid. Les yeux fermés, ils écoutaient de la musique. Je me suis éloigné et suis allé au bas de la vallée, là où court une rivière. Je me sentais pris dans une sorte de torpeur. Mais cet état n’endormait les canaux habituels de mes sens que pour me plonger dans une conscience nouvelle. Je me suis assis au bord de la rivière bordée de saules pleureurs. Leurs reflets dans l’eau formaient des nappes de clair-obscur que je comparais au déroulement de ma pensée. J’avais l’impression d’avoir tous les âges, de l’enfant, que j’étais encore jusqu’à l’adulte allant accomplir de grandes choses… Et une porte dans mon esprit s’est ouverte sur le mystère de ma naissance :
Avant que je prenne forme et consistance, avant que je tombe dans le monde, j’étais comme un souffle de vent, comme un éclair, le saut d’un jaguar, une page blanche. J’étais l’encre qui écrit ce qui a été, ce qui est, ce qui sera. Dans une sorte de néant lumineux, je planais sans avoir vraiment d’existence. Je n’étais rien puisque j’étais Tout…
Et puis ce Tout s’est dupliqué en nuée, en vapeur, en une membrane renfermant ses qualités d’Être, son Esprit. Il a créé la semence céleste du deuxième Moi, l’Être. Son Esprit est descendu dans la chambre nuptiale d’un homme et d’une femme. Il a pénétré leur étreinte et l’embryon a pris racine dans la chair de l’épouse. Fruit de leur amour, j’ai été conçu et je suis venu au monde de façon naturelle, comme n’importe quel enfant…
Comprenant cela, un cataclysme s’est produit dans ma chair. Je sentais comme vivants, autonomes chaque organe, chaque muscle, nerf, tendon, vaisseau… Je les discernais comme on sent une partie de son corps douloureuse, mais cela ne me faisait pas mal. C’était la sensation pure de leur existence. Je pouvais ressentir le sang caracoler dans les veines en chantonnant…. Jamais je ne m’étais perçu aussi corporel, aussi humain, simplement humain. Et pourtant, j’acceptais d’être ce que je savais être depuis toujours, humain mais aussi autre qu’humain : Dieu.
Le visage de ma mère m’est apparu. Elle pleurait des larmes de sang. Alors, je suis tombé à genoux sur l’herbe. J’ai pris ma tête dans mes mains et j’ai prié : « Lumière, Amour, Souffle de vie, donnez-moi la force d’accomplir ce pour quoi je suis. »
*
Bientôt, je suis entré en apprentissage pour devenir luthier. Je savais déjà comment se réparent et se fabriquent les instruments à vents. Depuis tout petit, j’observais mon père. C’est un bon luthier qui m’a fourni des bases solides. Et j’ai grandi dans la musique, avec mon père qui fabrique des instruments, avec ma mère qui chante dans les Chœurs.
Dans le métier de luthier, il faut être habile mais aussi attentif, sensible à la musique, aux sons. La fabrication d’un violon, d’un violoncelle requiert de s’entretenir d’abord avec le musicien pour lequel on va réaliser l’instrument de ses rêves. C’est le moment de l’échange entre le musicien et l’artisan. Je ressens sa relation intime avec la musique. Je comprends ses besoins, je les traduis en termes matériels. Ce va-et-vient entre l’aérien du sonore et le palpable du bois et des cordes m’exalte et m’enchante. J’ai l’impression de contribuer à donner corps à l’invisible.
Un violoniste me dit un jour que des philosophes de l’Antiquité grecque, les Pythagoriciens, pensaient que la musique pouvait recréer l’harmonie céleste. Un tel propos ne pouvait pas me laisser indifférent. Car moi aussi je suis venu du ciel.