Ace Fall
Fiction librement inspirée de la société secrète de Laure et Georges Bataille, “Acéphale”, paru dans Bil Bo K n°24 CLUB, juin 2004
La vraie question est: Comment parler du secret? Le comment et le contenu dépendent l’un de l’autre. Impossible de les séparer. Si on maltraite ce beau Fruit, qui n’est actif qu’en restant tout uni, si on cherche à séparer le jus et la pulpe, on passerait à côté de l’essentiel, ne pouvant pas y mordre… Le fruit serait détruit, bon à jeter.
Maze le comprit tout de suite en entrant dans la société secrète. Maze, ce n’est pas son nom de baptême. Qui est assez ringard aujourd’hui pour garder son premier nom et pour être baptisé? Maze c’est son nom d’avatar, celui sous lequel elle travaille, joue, vit, en grande partie chez elle. Tout le monde passe son temps plongé maintenant dans la Réalité Virtuelle, sous l’aspect de corps qui ne sont pas les vôtres, et dans des terres et des actions complètement farfelues. Cela aide à vivre dans ces temps affreux. De désorientation absolue. De besoins malsains de valeurs qui viendraient mettre de l’ordre, injecter du sens à ce qui fondamentalement ne doit pas en avoir. De dominations masquées, sournoises. Dans l’imminence de destructions quasi-totales…
Des noms, des vies, des avatars antérieurs, elle en a déjà eu de toutes sortes, par centaines. Et ça ne s’arrêtera pas là, enfin peut-être… Parce que depuis que Maze fait partie de cette énigmatique communauté, elle n’est plus sûre de rien, ni de vivre indéfiniment. Plus le temps passe avec eux, et moins elle y voit clair. De plus en plus de faits l’intriguent, la confondent, lui font peur. Mais elle n’a plus les moyens de se retirer. Elle est trop accro, tant pis pour elle, c’est ainsi. Et pourtant… comme elle aurait dû au contraire détester tout ça! Car c’est que, oh! mon dieu on ne va jamais me croire, c’est que la société secrète n’a rien à voir, mais vraiment rien, avec la Réalité Virtuelle. La société secrète dont fait partie Maze se déroule exclusivement dans le réel ce qu’il y a de plus réel. C’est dingue en ces temps où plus personne ne fait rien en basse réalité, dans les corps et la matière. Même les invitations aux séances se font par la voie archaïque, avec le papier, le timbre, etc. Eh bien, et c’est le comble, quoique tout s’y passe en réalité, alors que Maze depuis longtemps a horreur de tout ça (elle a essayé quand elle était petite, puis adolescente, sortant de ces expériences déçue, désappointée, quelle fadeur!) c’est mille fois plus fantastique que tout ce qu’elle a connu avant avec les clones, l’interactivité, les mondes d’illusions merveilleux des écrans. Cela la captive tellement qu’elle a l’impression de ne plus vivre que dans l’attente de ces moments-là. Quand ils surviennent enfin, au bon et seul gré du MasterLudi, elle a la sensation de planer haut… loin d’elle, de sa matérialité et de son quotidien et de descendre en même temps tout en bas d’elle, et bien plus bas et profond encore qu’elle-même. Elle a du mal à l’expliquer mais c’est comme ça. Et elle adore! Malgré ses dangers, comment dire adieu à un tel univers? D’ailleurs elle est à peu près certaine qu’ils ne la laisseront jamais partir. Elle n’en sait pas beaucoup sur eux, mais elle en sait déjà trop. Elle sait que ça existe, c’est déjà suffisant pour faire d’elle un élément dangereux pour le secret absolu qui doit entourer leur communauté.
De cette communauté, de ce qu’ils y font, ils n’ont pas le droit d’en parler même entre eux. C’est terrible de se retenir de le faire. Car les adeptes ont tout de même envie de partager encore des choses ensemble après les réunions, de les poursuivre d’une certaine manière par le biais de la parole, de combler le manque où leur cessation les laisse. Et de se faire aider aussi, par l’expérience des autres. Mais cela est impossible. C’est pourquoi, pour ces deux raisons, combler le manque et tâcher de comprendre, pour avancer… et bien qu’elle n’en ait pas le droit, Maze a décidé de tenir son journal, ce journal très particulier de la société secrète… Ah! j’ai oublié de vous dire: Maze, c’est moi.
Comme je n’ai pas commencé tout de suite à tenir mon journal, je vais d’abord rattraper mon retard. Cela peut m’aider à comprendre a posteriori certaines données qui m’échappent. Que je pressens fort nombreuses!
J’en fais partie depuis six mois. Avant d’en être, je ne connaissais aucun de ses adeptes. Même par ouïe-dire. Et je ne suis pas sûre de les connaître tous encore maintenant.
J’avais quitté Hector depuis trois mois. Et quand mon entourage essayait de me parler de lui, je détournais furieusement la tête. Je voulais l’effacer tout à fait de ma mémoire. Ce que j’avais vécu avec lui pendant quatre ans m’avait en définitive beaucoup trop ennuyée pour que cela soit gardé… Ce qui était sûr c’est que je ne voulais plus jamais recommencer une relation semblable avec personne. Possession, non-partage fondamental, souci du confort, jalousie, mesquinerie, tromperie, miroirs… Je me disais que de toute façon je ne connaîtrai jamais l’amour avec personne. Que je ne devais pas être programmée pour ce sentiment ni aucun autre. Et que c’était mieux comme ça. Du moins, c’est ce dont j’essayais de me convaincre. Mais mon ventre avait beaucoup de mal à le croire. Il se vengeait de mon désert d’amour et de toute autre relation d’ailleurs —même sur le plan amical j’avais largué tout le monde— par des spasmes et des douleurs plusieurs fois par jour. Je donnais des cachets à mon ventre pour le calmer, et moi j’essayais de me calmer de même par des cachets d’une autre sorte et par une activité intensive (je me mis à accepter n’importe quel travail de programmation, même les plus retors, chose qu’avant je ne faisais pas) et par une abstinence sexuelle complète, que je n’avais pas connue depuis fort longtemps. Qui me donnait une sorte de lucidité sur tout, une lucidité poignante comme l’ivresse. Et une colère sourde qui ne me lâchait pas. Une rage latente.
Un petit matin que je traînais dehors, devant la boîte de nuit où je venais de passer plusieurs heures d’une sorte d’extase par la danse, le hard-core et le punch, trop excitée pour rentrer chez moi, bien qu’épuisée par tant de dissipations, assise sur une bite d’amarrage au bord de l’eau, la Seine, seule, quelqu’un tout doucement est venu m’accoster. Il avait la voix douce, presque comme un murmure. Et il s’est mis à parler comme un livre, enfin je pense, car moi des livres je n’en ai pas beaucoup lu. Je préfère et de loin, pour me distraire, les jeux vidéo en équipe, ou les chats sur internet. Je ne comprenais pas grand chose à ce qu’il me disait. Mais ça coulait de lui d’une manière inhabituelle, comme s’il enveloppait de chair ses paroles, les chargeait de sensations tactiles avant de les faire sortir de lui. Sa voix et certains mots qu’il employait produisaient sur moi un effet bénéfique. Je me sentais apaisée de mes désirs dévorants que je n’arrivais pas encore à éteindre. Et quand au bout d’un moment j’ai daigné me tourner vers lui pour regarder son visage, car il était resté debout près de moi, un peu en arrière, je vis qu’il était beau, enfin il me plaisait.
Plus âgé que moi, il devait avoir trente ans, dans son visage bien modelé s’incrustaient des yeux d’un bleu féroce, qui me mangeaient. Je me dis qu’il projetait de me voir finir dans son lit. Et au moment même où je me posais la question de savoir si cette perspective m’attirait ou non car tout de même quelque chose en lui forçait je ne sais pourquoi mon credo actuel en l’abstinence, il m’invita à boire un verre. Mais d’un ton si compassé, respectable, comme s’il n’avait pas d’arrière-pensée, que j’acceptais, me laissant encore le choix de finir ou non dans son lit. Son attitude d’ailleurs m’inquiétait et m’apaisait à la fois. Parce qu’elle était contradictoire et ne rentrait pas dans les schémas connus que je me faisais des mecs. Pendant qu’il me mangeait des yeux, mais peut-être était-ce tout simplement le regard qu’il avait toujours?, il gardait une telle distance envers moi, presque hautaine, ou disons indifférente, que je commençais sérieusement à me demander ce qu’il me voulait.
Et je vis pour la première fois le crâne de cheval. Encore un peu sanguinolent, il recevait les premiers rayons du soleil. Chez lui.
«Tu aimes ça? lui demandais-je en me tournant vers lui.
—Quoi? Les crânes ou les chevaux? dit-il en pointant la main vers la bouteille de Lagavulin sur son bureau.
—Le sang, dis-je en lui désignant la traînée rouge maculant le crâne.
— J’aime les crânes… de chevaux. Et d’autres. J’aime le cheval. J’aime le sang.
— Ah je vois… dis-je en prenant avec des doigts tremblants le verre de pur malt qu’il me tendait. Je faisais partie d’une équipe, avant, les Bloodymary’s. Je ne sais pas si tu connais…»
Et là, je ne sais pas ce qui me prit mais la nausée monta d’un coup et je me mis à vomir sans avoir le temps de m’enfuir aux toilettes. C’était vraiment monstrueux, j’avais honte. Pourtant… il me fixait sans dégoût d’un regard comme plein de bonté, j’emploie ce mot bien que je sente encore aujourd’hui que ce n’est pas le bon terme. D’un geste ample de la main, il me signifia de me lever. J’avais du mal à tenir debout, et j’avais taché ma belle robe. La «bleu Natier» en taffetas moiré, que je venais de m’offrir, que j’avais payée bonbon! Ça m’énervait!
«Ma petite, tu as besoin d’un bain, un bon bain d’ailleurs dans tous les sens du terme…», dit-il en me prenant par le coude et en me pilotant le long des couloirs sinueux de son vaste appartement.
J’étais prise d’une grande faiblesse, suite de ce détestable écœurement. Dont j’ignorais la cause. Car je n’avais rien contre les crânes, les chevaux, le sang, au contraire… Mais de toute façon, dans mon état d’hébétude, je crois que j’avais vraiment trop bu finalement, je n’avais plus qu’à me laisser faire par lui. C’est ainsi que je me suis retrouvée, nue dans sa vasque de cuivre, lui assis sur le couvercle fermé des WC, toute démunie et honteuse devant lui qui me regardait impudemment. Nue devant lui sans avoir encore couché avec lui. Et cette perspective, au vu de son comportement, me paraissait de plus en plus improbable. Ce terrain glissant, mais ne glissant pas de la manière habituelle, convenable, me troublait beaucoup.
«Il est temps qu’on se nomme, je crois, dit-il en plongeant dans l’eau sa large main blanche et carrée qui passa à deux centimètres de ma poitrine. Mais elle ne la toucha pas, se contentant de faire des clapotis qui semblaient le réjouir beaucoup.
— Moi, c’est Maze, dis-je. Et toi?
—Oh! Parfait! Mon nom est Pear. Pear Angel. Il est tard maintenant pour que tu rentres chez toi. Et tu es bien fatiguée. Tu peux rester ici. Tu n’as rien à craindre. Je ne te toucherai pas.
—Tu m’as l’air bien pervers, dis-je en souriant.
—Pervers? Moi? Ah bon, peut-être, si tu le dis… Mais c’est quoi un pervers d’après toi?»
Dans cette eau du bain délicieuse, avec la lumière tamisée, les reflets de la vasque de cuivre, ses murmures doux, ses yeux vraiment célestes… je me sentis si apaisée et tendue en même temps que je me mis à lui dire des choses que je n’avais dites à personne:
«Un débauché, un pervers dans mon sens à moi, dis-je, est quelqu’un qui accepte que les êtres, quels que soient leurs sexes et sexualités, ne peuvent pas se pénétrer. Ne peuvent jamais communiquer vraiment. Malgré toutes nos belles et compliquées tentatives, nous sommes nés et restons séparés. Pour notre plus grand malheur. Mais c’est le prix de l’existence. Les pervers, qui ont compris et accepté cette réalité fondamentale et ils sont rares, bien que lucides, refusent cependant de se résigner. Ils essayent de pénétrer et de se faire pénétrer par une tout autre manière que les voies dites normales. Ils ratent toujours, c’est pourquoi ils recommencent sans cesse. Sans fin. Et pour rien. C’est vain mais c’est beau quand même. Ça les fait courir, et c’est ça qui fait bouger le monde, qui le maintient en vie. Ainsi dans le fond le monde reste toujours égal à lui-même, dans sa vanité première.
—Quel âge as-tu? me demanda-t-il à brûle-pourpoint en se levant.
—Vingt ans.
—Tu sais déjà tout ça? C’est pas mal. La chambre à coucher se trouve au bout du couloir, à droite.»
Il me laissa seule dans la salle de bain. Mais je n’y restais pas longtemps. Je ressentais un regain inopiné de vitalité et surtout un désir inouï. Comme si toutes les vannes retenues depuis ces trois longs mois depuis ma séparation avec Hector venaient subitement d’être rouvertes. Par lui…
Avec l’appétit de l’engloutir et de me faire avaler par lui, je me précipitais dans la chambre, prête à le submerger par ma frénésie indomptable dont, me disais-je, il n’allait pas se remettre. J’avais la réputation de «Chienne Parfaite» dans notre clan Bloodymary’s. Le plus haut échelon jamais atteint. Brusquement, tout cela m’était revenu; aucun homme aucune femme ni animal n’avait alors pu me tenir tête. Pear Angel cependant, à ma grande surprise, pour ce qui de fond en comble allait bouleverser ma vie, non seulement se montra à la hauteur de ma chiennerie mais la domina, la surpassa. Ignorant alors l’existence d’Ace Fall, la société secrète, ce fut avec son MasterLudi et sans le savoir que je venais de déposer ma vie dans le tombeau tout puissant de la Mort-Vie…
Les jours suivants, les choses reprirent pour moi leur cours normal. Mais rien qu’en apparence. Je ne cessais pas de penser à lui. J’étais bouleversée dans le fond à plus d’un titre. Par exemple ce que je lui avais dit sur les pervers, les pervers dans mon sens à moi, si je ne l’avais jamais dit à personne avant lui, c’est que je ne me l’étais pas davantage dit à moi-même. L’avais-je pensé avant d’être plongée dans sa baignoire? Je me demandais comment ces phrases étaient sorties de moi à ce moment-là… Je ne savais pas encore de quels pouvoirs il disposait envers les gens, lui…
Quelques jours plus tard, j’eus la surprise de découvrir dans ma boîte aux lettres analogique qui ne recevait que les plis administratifs, les factures… toutes choses dont je me contrefiche, un courrier, papier très élégant, fin comme un papier pelure mais très robuste, signé Pear Angel. Il me donnait rendez-vous le jour même à minuit dans un square. Le square des Batignolles, donc pas très loin de mon appartement.
Les grilles étaient fermées à cette heure, je dus les escalader et, en les escaladant, je filais mes bas. Ce qui me mit un peu en colère… Décidément, quand je le rencontrais, je me débrouillais toujours pour me présenter à lui comme une souillon.
C’est beau de découvrir le Square des Batignolles à minuit, quand il fait sombre et qu’il n’y a personne. Les canards dormaient. J’étais un peu en avance, seule, heureuse. Je restais comme ça assise devant le point d’eau un bon moment. J’avais même presque oublié que j’attendais un rendez-vous. J’entendis enfin plusieurs voix, certaines graves, d’autres aiguës qui s’élevaient tout haut sans se gêner. Je me dis qu’un autre groupe avait eu la même idée que nous, nous ne devions pas être les seuls pervers sur terre, les seuls à ne pas pouvoir se résigner à être seuls… quand tout à coup je le vis parmi eux. Je ne savais pas pourquoi il était venu, à ce qui m’avait semblé être un rendez-vous amoureux, avec plein d’autres gens. Mais j’eus tôt fait de le comprendre…
Les fornications se déroulaient deux par deux mais dans la promiscuité visuelle entière. Nous réalisions des gestes d’intimité profonde les uns devant les autres mais comme s’ils n’étaient pas là. On se regardait, s’observait pourtant à la dérobée. C’était très excitant, presque irréel. Ce soir-là je passais dans les bras de Francis, puis dans ceux de Luna. Je ne savais pas encore que tous deux, comme les deux autres personnes aussi qui étaient là, étaient tous des adeptes d’Ace Fall. Je ne savais pas alors l’importance fondamentale qu’avait dans tout ça la magnifique, l’émouvante, la Chienne Spectrale Luna… Ce qui me frappa aussi beaucoup en cette première nuit au Square des Batignolles, fut le moment où Pear Angel s’arrêta d’embrasser le sexe de Lucie pour regarder comment ma bouche s’y prenait avec le sexe d’un autre homme. Il me fit un clin d’œil très vulgaire à ce moment-là, du moins j’en eus l’impression, je n’en suis pas certaine…
J’avais réussi l’épreuve des premiers tests: quelques jours plus tard, je reçus dans le même papier pelure chic, l’invitation à faire partie d’Ace Fall. Si je refusais, je n’avais rien à faire. Si j’acceptais je devais me rendre à dix-neuf heures pétantes, Pear est intraitable sur la ponctualité, Place de la Concorde, côté Champs-Élysées, au pied de la sculpture des Chevaux de Marly. La façon de me vêtir pour m’y rendre était spécifiée. C’était la seule indication. Je ne réfléchis pas plus de deux secondes.
Fin de journée, en semaine sur les Champs, il y avait pas mal de monde. Je marchais tête baissée pour rejoindre les Chevaux de Marly, point du rendez-vous. Je portais comme on me l’avait demandé une énorme capeline de mousseline brune que j’avais piqueté d’étoiles rouge sang. Les gens se retournaient sur mon passage. Il y a beaucoup de touristes toujours sur les Champs. À dix-neuf heures précises, au pied de la sculpture, parmi la foule qui me bousculait un peu, j’écartais les pans de ma cape, en équilibre sur mes talons hauts. Et je commençais à sentir le vent du soir, de ce merveilleux soir d’automne, passer sur ma peau nue. Et je me sentis exposée, vulnérable, délicate et avec cette faiblesse que j’exposais si impudemment, pleine d’une force au-dessus de tout… En dehors de la cape brune, du chapeau, des chaussures inconfortables et un peu douloureuses avec leurs talons aiguille et leur courbure qui me tordait les pieds, je ne portais strictement rien. Pas même un petit bijou. Et pas une once de maquillage. Nue comme jamais en pleine rue.
Un petit homme m’accosta. Affublé d’une casquette raccommodée et d’un blouson qui sentait le bouc, il ne me présageait rien de bon. Il me demanda combien. Je ne savais que répondre. C’était donc ça qu’il fallait que je fasse pour entrer dans la communauté secrète? Je pensais que j’allais m’évanouir, vomir même comme ça sur les Champs. Au pied des chevaux de Marly dressés fièrement sur leurs pattes. Je respirais un bon coup, la nausée ne montait pas. Je dis un chiffre, je ne sais plus lequel, le premier qui me passa par la tête. Le petit homme sourit, dit OK et me prit par le coude en me grommelant de fermer ma cape, que ça suffisait comme ça puisque j’avais trouvé mon client. Je marchais près de lui le long des Champs. Avec sa voiture, nous devion aller au bois. Je lui avais dit qu’il me prendrait en pleine nature. Les gens nous regardaient, nous devions former un couple assez improbable. Je sentais l’humidité glisser sur le haut des mes cuisses et pourtant cet homme ne m’attirait absolument pas. Mais j’avais une envie folle de faire ça pourtant avec lui. Je ne comprenais plus rien… Nous allions monter dans sa voiture, garée quelques rues plus loin, quand je vis Francis débouler sur nous comme une furie. Il aborda très impoliment mon client. Il ouvrit sa braguette et se mit à pisser sur les chaussures du petit homme, ahuri. Ce que je ne savais pas alors, mais je l’ai déduit par la suite, c’est que Francis non plus, pas davantage que moi, n’était au courant de l’ensemble de la situation. Comme moi il avait dû recevoir une invitation pour un acte. Tel jour telle heure me suivre puis choisir le bon moment pour provoquer celui qui se trouverait alors avec moi. Le nabot riposta furieusement. Francis éleva la voix. Ils allaient en venir aux mains. Je ne sais pas s’ils le firent. J’en profitais pour m’esquiver…
Je venais d’entrer dans Ace Fall, la première entrée du moins. Encore un peu loin de l’heure de l’Initiation…
Avant cela, je suis retournée plusieurs fois dans l’appartement de Pear; spacieux, clair, harmonieux, que nous nous faisions un malin plaisir à mettre sens dessus dessous, seule avec lui ou avec d’autres… Il m’arrivait aussi de rencontrer intimement Luna seule à seule. Je m’attachais de plus en plus à elle. Avec cette femme, impossible de faire autrement. Entre Luna et Pear, certaines ressemblances frappantes, que je n’arriverais pas à situer, et certaines dissemblances non moins importantes, ainsi que leur complicité qui sourdait comme malgré eux même quand ils étaient avec d’autres, une complicité faite aussi sans doute de heurts violents qui transparaissaient parfois. J’en suis fascinée. Je sens entre eux une relation qui a la perfection et le tragique de l’Inceste. Ils viennent l’un de l’autre, ils viennent tous les deux de leur fascination de la mort où ils plongent sans cesse. La fascination de Luna est encore plus joyeuse que celle de Pear. Peut-être parce qu’elle est femme. Peut-être parce qu’elle est née avec l’accompagnement du cycle, du sang, de l’infinitude et de l’éternel ressassement du Temps, où tout disparaît pour incessamment renaître, c’est ainsi que femme elle voit la mort. Nous sommes farouchement amoureusement athées. Rien n’existe au-delà de la vie. Mais surtout rien n’existe déjà dans la vie-même hormis le cycle éternel et vain de l’absolue Jouissance. Dans ce ressassement du cycle perpétuel, Luna qui se coule toute vive au creuset de la vie-mort, bouscule, écrase, anéantit le temps linéaire. Avec elle, les forces s’inversent, circulent dans tous leurs sens opposés à la fois. Je ne sais pas qui d’elle ou de moi prend, est prise, quand nous sommes l’une contre l’autre… Victime, Déesse. Faire l’amour avec Luna c’est se faire complice de l’Inceste primordial. Parce qu’avec elle prime la sensation de perte de soi, de dissolution. Cette sensation douloureuse et exaltante d’être non seulement rejeté mais rejet, rebut du monde, par l’abjection de nos actes qui vont toujours plus loin. Même le SM paraît pour enfants de chœur à côté, d’être codifié, normalisé, rangé dans des cadres pré-établis qui protègent et rassurent. Loin d’Ace Fall. Ace Fall sans queue ni tête. On rit comme des gamins. On fait des blagues idiotes aux gens, on les provoque, on les harcèle, purement et simplement on se fout de leur gueule. Même si on sait que cela ne va pas même les réveiller. Dans ces actes de provocation à la foule, à la masse, rituels par lesquels, entre autres, les participants peuvent gravir certains échelons qui vont leur donner accès à des réunions de plus en plus passionnantes, réservées aux Grands Initiés, nous on se sent rassemblés étroitement les uns les autres, dans quelque chose qui nous dépasse, dont on ne sait rien. Moins-que-rien pris dans cet iceberg de feu, jouissant jouissant, on en demande toujours plus. Avec l’Orgasme absolu comme horizon, l’anéantissement brut, total. Mais pour lequel d’entre nous? À cet instant précis où je note ceci dans mon journal, ce journal très particulier de la société secrète que j’écris pour comprendre, au risque de me faire prendre, parce que cela nous est formellement interdit, je me dis que l’essentiel peut-être est cette question qui doit tous nous tarauder: qui va être digne d’aller dans l’anéantissement total? Le pacte que Faust a fait avec Méphisto est celui-ci: blasé de tout, lui qui sait tout et qui a tout vécu, Faust a le désir de mourir. Arrive enfin Méphisto, le boiteux aux pieds crochus. «Dis-donc toi, tu déprimes sec, vieux, lui dit celui-ci. Qu’est-ce qui te ferait plaisir? Demande, fiston, je peux tout te donner, moi Grand Magicien et en plus ça emmerdera le Vieux, alors tu penses, raison de plus… En échange, tu me donneras… oh juste une bagatelle, ça t’encombre de toute façon: ton âme.» Et le savant Faust, celui qui en savait trop pour se sentir vivant, de répondre alors cette chose magnifique: «Juste pouvoir dire devant la chose que je vivrai: arrête-toi Instant tu es si beau.» Voilà Ace Fall: arrête-toi Instant tu es si beau. Mais ce que personne n’avait jamais compris avant c’est que justement si le temps s’arrête, notre vie aussi. Pourquoi… pourquoi le bonheur est-il dans la mort?
Merde! je n’aurais jamais dû me mettre à écrire. Maintenant que je sais cela, force m’est de continuer…
Tout ce qui m’a fait penser ça c’est quand j’ai commencé à décrire les actes avec Luna. Cette vérité d’Inceste…
Je crois que c’est quand j’ai commencé à ressentir profondément cela, dans ma chair, dans les frissons d’horreur et de délice lors des dernières réunions, de nos rituels, que Pear Angel, avec Luna, car je suis à peu près certaine qu’ils décident tout ensemble, ont décrété que j’étais prête pour l’Initiation.
Cela s’est passé il y a trois mois; j’en tremble encore en y pensant. Et j’y pense souvent, très souvent. Cela fait partie de moi maintenant, ça s’est gravé, comme la couleur de mes yeux, de ma carnation, la forme de mes ongles… Je reçus l’habituel papier pelure, portant cette fois comme indications:
«Gare Saint-Lazare, prendre le train direction Saint-Germain-en-Laye, de 22heures10. Descendre à Saint-Nom-la-Bretèche. Ne parler à personne ni dans le train ni après, même aux membres de la communauté. Garder un silence strict. Entrer dans la forêt et suivre le parcours indiqué sur la carte.»
De simple participante, où j’avais déjà signé un premier engagement, j’allais passer adepte, devant signer un deuxième engagement. Le définitif celui-là… M’engageant alors dans l’absolu secret…
Moi, la campagne, vraiment, je n’y étais pas du tout habituée, préparée. Je sortais à peine de chez moi, déjà, dans Paris, sauf pour aller en boîte ou à la piscine, deux lieux que je fréquentais assidûment pour les besoins de mon corps, et, depuis que je participais à Ace Fall, d’autres endroits s’étaient ajoutés mais restant urbains. À vrai dire, je n’aimais pas la campagne. Cela me faisait peur, ou m’ennuyait un peu… Mais là encore, avec Ace Fall, toute ma perception du monde allait s’en trouver modifiée.
Je reconnus certains d’entre nous sur le quai de la gare. Je pris soin de m’installer loin d’eux. C’était une soirée d’hiver brumeuse et froide. Il allait peut-être même se mettre à pleuvoir. J’avais bu un peu d’alcool avant de partir pour me réchauffer. Et pour me donner du courage aussi peut-être. Surtout. Même si j’avais vu souvent entre-temps Pear Angel, s’il s’était ouvert de ce qui le perturbait, de ce par quoi surtout il était mû, sa pensée d’une richesse effroyable, je ne savais pas à quoi m’attendre venant de sa part. Venant d’Ace Fall, entreprise qui d’ailleurs le dépassait largement. Pris lui-même dans les filets de cette sorte de machination qui dès lors, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, se lançait au galop toute seule, nous entraînant par elle-même dans ses contrées. La plupart du temps je dois dire, je ne comprends rien à ce qu’il me raconte. Non seulement je crois qu’il s’en fiche mais j’ai le sentiment que cela lui plaît. Je l’écoute certes. Fascinée par sa voix, son timbre, comme en extase sous l’envoûtement de ses regards limpides, trop limpides qui me donnent le vertige…, mais mon esprit immanquablement dès qu’il parle, c’est comme s’il s’effritait, prenait son envol. Je divague à partir des mots que j’entends, il me semble que je caracole sur eux comme une monture diabolique où je m’absente à moi-même. Extraite de tout, du sens, du monde, c’est quand j’en arrive là que Pear me saute dessus, après m’avoir comme toujours mangée des yeux. Il me souille. Il m’emmène loin au-delà de moi-même, de la dignité que je peux encore avoir pour ma personne, me montre qu’au-delà du confort, du plaisir, du bien-être, du souci de soi, il y a des trésors beaucoup plus grands, infiniment plus précieux et plus vastes, qui se fondent sur la ruine. Je ne peux même pas évoquer son corps, le décrire. Il est un corps au-delà de sa forme, de son énergie, de ses substances. Peut-être parce qu’il est toujours en mouvement, de l’intérieur. On le sent qui vibre, qui fonctionne sans cesse dans les turbines de son Désir qui n’a pas de fin. Un Désir bien au-delà du manque. Comment peut-il ressentir le manque, lui qui ne s’élance que vers la ruine, justement?
C’est en quoi Pear et Luna sont inatteignables. Et c’est dans cet inatteignable où ils nous conjoignent tous que, ouverts chacun parce que ne redoutant plus rien ni personne, balayés par la liberté totale, qui est la non-peur de mourir, ce qu’il appelle lui la Joie devant la Mort, non plus délimités par nos soucis de protection, de projets, de futur, morts à nous-mêmes donc, nous entrons les uns dans les autres. Pour un bref instant de fusion. Déchirés et unis. Dans la césure du Temps. Vie-Mort. L’instant qui meurt pour aussitôt renaître. C’est ça le secret de la vie. Si on partage le secret de la vie, on communique ensemble. C’est tout. Crudité enfantine de l’Évidence.
Maze dans la nuit noire et l’odeur de terre humide, dans la nuit noire éclairée seulement par les flambeaux tenus par l’un ou l’autre, mais pas tous, marchait en silence à quelques mètres de celui qui avançait devant elle, suivie de quelques mètres par un autre. Les flammes bleues des torches donnaient un air spectral. Et elle avait l’impression de ne plus reconnaître personne. Elle ne se sentait plus avoir un corps. Elle n’avait plus de corps. Elle était le corps. Séparé de la conscience qui d’habitude le redouble toujours pour nous en séparer. Et son sexe pulsait non seulement dans son bas-ventre mais au bout de ses doigts. Tout le réseau de chair et de sang s’affolait. Ses talons hauts s’enfonçaient dans la terre de plus en plus boueuse.
Les ronces, les orties, déchiraient ses bas pour mieux égratigner ses pieds et ses mollets. La forêt l’accueillait à bras ouverts.
Maze ne voulait pas écarter les branchages, poser les pieds sur les arbustes pour se prémunir de leurs griffures. Elle se sentait intruse dans la forêt, il ne fallait pas lui faire de mal. Amadouer la forêt, faire un pacte avec elle pour ensuite s’en faire accepter, l’intégrer, s’en faire pénétrer, entière… La pluie qui tombait se mêlait au vent. Elle enleva ses chaussures, les jeta dans une flaque. Une main frôla la sienne, elle sursauta. C’était un oiseau de nuit qui venait de passer. Elle se mit à chantonner tout bas, tout bas, se disant que personne dans ce tumulte des éléments de plus en plus violent, ne pourrait l’entendre. Quand on est triste mais qu’on ne peut pas pleurer, on chante. Elle ne pouvait pas pleurer parce que l’excitation lui nouait les yeux, les yeux grands ouverts sur la nuit noire, sur les torches, le soufre qui brûlait avec son odeur âcre, piquante, stimulante… Au fur et à mesure que mes pieds se crottaient de boue, que ma peau se griffait de ronces, que mes yeux brûlaient de soufre, la forêt me recevait en elle. Les branchages en se courbant murmuraient, les hululements des bêtes, le crissement de nos pas… tout cela se mit à me parler directement, par-delà les mots, par le silence de nos intérêts, l’exaltation de nos passions, c’était tout cela enfoui, non-formé, non-réalisé. Nous, au-delà de nous, unis dans le non-dit. Qui passait par les feuilles. Tout ce que je retranscris aujourd’hui noir sur blanc, par les mots maintenant imprécis mais réels… Qui disaient, sans-dire… Cela…
Cortège antique ne portant plus en idole une tête, un phallus, mais le vide absolu du vagin de Luna. Le vagin qui donne la mort au moment précis où il donne la vie. Car ce n’est rien d’autre que cela la naissance. Ces rapports incestueux qui se communiquaient maintenant entre tous les adeptes, ça formait cela, le télescopage du temps de toute une vie. C’était un nouvel être, Maze, qui naissait par Ace Fall. Par ces liens secrets entre les adeptes par lesquels ils s’unissaient mieux que par tout autre engagement. Elle avait donc la sensation de naître en s’unissant à eux, c’était bien des rapports d’inceste… C’était ça, ça battait maintenant dans tout son corps sans conscience, sans tête, l’ultime secret révélé : que l’être ne vit que pour trouver le signe unique secret du monde. Que ce signe est le télescopage du temps par où la vie et la mort se conjoignent. Le temps linéaire s’invaginant… Par où le fils fait l’amour avec sa mère c’est-à-dire que l’homme doit mourir en s’unissant à Elle. C’était la nouvelle lune, juste avant que Salammbô pleurât parce qu’elle pensait la lune morte. Ce temps invaginé, symbole suprême: Inceste. Autre nom de la «Joie devant la Mort».
L’Arbre foudroyé. Maze le voyait. Devant elle. C’était elle. Celui qui portait le poignard tricéphale s’approcha d’elle. Il était blême. Ses yeux paraissaient aveugles. Ils n’étaient plus bleus, mais presque blancs. Pur, trop pur Pear Angel. Mais… Pear Angel même c’était Maze. Qui s’approcha d’elle avec le poignard. L’odeur de soufre et de bêtes si proche allait la faire s’évanouir. Mais elle se maintenait dans cet état de demi-évanouissement et la peur transcendée se muait en jouissance. Elle l’aimait de toute son âme alors, cette angoisse lui permettant de sortir d’elle. Elle les sentait supra-humains, irréels trop réels, qui faisaient l’amour entre eux sans se toucher, sans se parler, sans se regarder, ou à peine. Le vent qui hurlait maintenant dans la nuit profonde la pénétrait par le vagin. Par son vide. Ils étaient tous vides. Rien que des réceptacles. De réel. Elle sut alors qu’elle allait mourir. En cet instant. Il lui releva la veste et le chandail jusqu’au niveau du coude. Elle va mourir. Elle s’entend qui respire mais ça n’est pas elle qui respire. C’est affreux; elle est assiégée par l’invisible, toute-puissante présence qui domine tout entièrement. Elle est là, en elle, qui a pris sa place, qui la pénètre, la fourrage, vit par elle en parasite suprême. C’est Elle qu’elle entend respirer. Elle, la présence invisible toute-puissante, l’Angoisse. Maze respirait fort, de façon saccadée, ingouvernable. Et tous, autour d’elle, en faisaient autant. Les arbres ne crissaient plus. Le vent ne soufflait plus. La terre par monceaux humides se soulevaient, venaient leur fouetter les jambes. Les pieds nus de Maze s’enfonçaient dans la terre. Pourtant l’on entendait encore des bruits d’air, et comme des bruissements de feuillages. Mais la nature s’était tue. C’étaient les corps ouverts des êtres qui chantaient à tuer la tête dans la nuit.
Le sang coulait de la blessure qui ne faisait pas mal. Il se mit à lui parler mais elle ne l’entendais pas. Elle voyait les mots sortir de sa bouche sous forme de gros caillots de sang rouge vif. Qui battaient convulsivement. Les fumées bleues montaient, ils en étaient tout imprégnés, se devinaient plus qu’ils ne se voyaient. Elle entendit quelqu’un éclater de rire, un rire affreux, un rire de mort. Mais ce n’était peut-être qu’une bête de la forêt. Pensant cela, elle éclata de rire. N’étaient-ils pas tous des bêtes de la forêt maintenant? Elle ne pouvait plus s’arrêter. Ses boyaux se tordaient à force de rire. Ils se mirent à prendre des formes incroyables, dessinant un labyrinthe dans son ventre qu’elle pouvait visualiser parfaitement. Le poignard s’éleva une deuxième fois. On arracha sa jupe, sa culotte et le pubis complètement épilé, comme on le lui avait demandé, se couvrit d’une ligne assez profonde et rougeâtre. Elle entendit de nouveau le rire infernal. Chaque adepte un à un vint regarder le pacte qu’elle venait de signer avec son sang.
Luna entièrement nue. D’une nudité émouvante, les seins nacrés, la toison épaisse, sa peau opalescente trouait les ténèbres. Francis se posta derrière Luna. Puis, je ne vis plus rien…
Je ne sais pas comment j’ai fait pour marcher encore, jusqu’au fossé, le grand fossé. Les ruines. C’était rien que ça, les ruines du Château. Un fossé. Le vide au milieu. Où loger nos tas de guenilles. L’Être. On s’est précipité dedans. Une certaine orgie commença.
Qui ne finit non à l’aube mais à l’aurore.
J’en suis là aujourd’hui. Trois mois encore se sont passés. Trois mois où le fossé se creuse de plus en plus entre ma vie profane, mon travail, les boîtes de nuit branchées, la piscine. Et ma vie Réelle, dans la communauté de sang élective… dans les bouges ou dans les palaces, parmi les gueux ou les grands, toutes choses des extrêmes que nous aimons de manière équivalente… Dans nos endroits favoris. La place de la Concorde où sera fêtée dignement par nous la décollation d’un bonhomme qui, m’a-t-on dit, jadis fut roi. Dans ce bar du Palais-Royal que j’adore. Dans la maison de Pear ou de Luna. Dans la forêt encore parfois, où je peux maintenant déambuler la nuit sans lumière ni escorte, ayant dû apprendre le chemin par cœur.
Je ne sais pas ce qui va m’arriver encore.
Hier nous avons partagé notre déjeuner d’abstinence, steak de cheval. Viande hachée de cheval, eau pure. Mais ce soir, fin de la période d’abstinence. Nous retournerons dans la forêt… Après avoir mangé certainement une perdrix fortement faisandée, comme il les aime, toutes proches de la putréfaction. Que je ferai passer avec moult libations de Lagavulin dont le goût puissant copule si bien avec ce goût délicieux et infâme de pourri.
La présence invisible toute-puissante, je le sais, va encore me pénétrer. Cette nuit ce sera terrible. Parce que peut-être ne se contentera-t-elle pas de respirer à ma place. Peut-être elle exigera davantage. Oh! comme je le désire! Que moi-même, pauvre Maze, ou quel que soit le nom que l’enfer me donnera, je devienne Elle, que mon corps se dissipe tout à fait pour qu’enfin ce soit moi qui respire à sa place à elle. L’Angoisse. Je ne serais plus alors que son propre rythme, le balancement éternel et vain de ses cahots… Mère Angoisse, fille Angoisse, tu es le visage qui peut se montrer de l’Inceste toujours dans l’ombre, fondement de la Vie. Tabou suprême. Sacré à l’état pur.
Et dire que tout cela a lieu dans ce qu’il y a de plus réel…
J’ai vu Luna et Pear Angel tout à l’heure, pour une réunion ultra-secrète rien que nous trois, pour des actes que, plus que tout, je le sais, je n’ai pas le droit de transcrire. Mais je ne vis que par le superflu, je n’existe que dans la transgression. Et ils sont tellement beaux que je veux les arracher de ma tête, les écrire. M’arracher la tête du même coup. Voilà… pour me préparer à ce qui va avoir lieu cette nuit aux ruines de la forteresse Montjoie dans la forêt de Marly, Luna et Pear m’ont…
Ainsi se clôt le journal interrompu de celle qui vécut et mourut dans Ace Fall sous le nom de Maze. Jusqu’à ce jour sa véritable identité n’a pas été retrouvée. Sans doute n’en avait-elle pas. Aurait-elle accédé elle aussi aux rangs suprêmes du Non-Être? Quoiqu’il en soit, la nuit dernière, lundi 24 mai 2004 trois heures précises, en ces temps où la menace de la fausse mort que nous haïssons est plus pesante que jamais, Nous, fruits vénéneux, incestueux d’Ace Fall, avons remis ces pages à l’Éternité destructrice et joyeuse qui aura bien vite raison d’elles. Dans le fossé de MONTJOIE.